Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

Pour accéder aux textes en vers de cette période et à la connaissance de leurs auteurs, beaucoup de prudence est encore nécessaire. Dans l’ensemble, cependant, on se sent plus à l’aise ; en dépit d’absences désastreuses, notre galerie de portraits est en effet assez complète et permet une perception d’ensemble relativement acceptable. Les dīwān ont été constitués après un cheminement oral des œuvres plus court et moins hasardeux. Les poètes eux-mêmes perdent leur allure semi-légendaire ; ils se dressent en silhouettes différenciées et, au surplus, par leurs rapports avec des personnages historiques bien connus, ils s’inscrivent dans une chronologie plus précise et dans un cadre facile à délimiter, qui est soit la Syrie-Palestine, soit l’Arabie orientale et la mouvance de Bassora et de Kūfa, soit le Hedjaz.

Fait étrange : bien que Damas et la Syrie-Palestine constituent le centre politique de l’État musulman à l’époque en cause, la poésie nous y apparaît seulement comme un élément importé d’Arabie péninsulaire ; par exemple, le panégyriste et élégiaque ibn Qays al-Ruqayyāt († v. 715) est originaire de Médine et ne se fixe auprès des califes qu’après une tentative d’installation à Kūfa ; de même, deux autres chantres de la dynastie omeyyade, Djarīr et al-Akhṭal, originaires l’un des Tamīm d’Arabie orientale et l’autre des Tarhlib de Djézireh, ne séjournent qu’épisodiquement auprès des califes à Damas. Tout au contraire, l’Iraq, par sa position et surtout par l’implantation à Bassora et à Kūfa d’éléments numériquement considérables venus d’Arabie centrale et orientale, nous apparaît comme le terrain d’élection de la poésie. C’est là que les traditions héritées du monde des nomades se maintiennent avec le plus de rigueur, tout en subissant une adaptation au nouveau milieu social et politique. La carrière même des poètes ressemble étonnamment à celle des panégyristes jadis au service des rois de Ḥīra. Par le peu que l’on sait sur lui, ibn Ladja’ semble avoir été le type même du poète de tribu ; à bien des égards, Dhū al-Rumma († v. 735) l’est aussi, mais, par les séjours nombreux qu’il fait à Kūfa et à Bassora, qui lui permettent d’entrer en rapport avec les fondateurs des études grammaticales et lexicologiques en Iraq, comme Abū ‘Amr ibn al-‘Alā’, il constitue un exemple parfait de ces informateurs bédouins auxquels on recourt dès qu’on aborde les recherches sur le monde du désert. Par cette voie se confirme un conservatisme poétique que les logographes postérieurs défendront par goût et par formation.

De la foule des rimeurs ou des vrais poètes originaires des mouvances bédouines émergent à cette époque trois personnalités, demeurées célèbres à juste titre par la qualité et l’ampleur de leur œuvre ; plus tard et durant bien des siècles, il sera de bon goût de disserter sur ce trio dans les cercles de beaux esprits. Ces trois talents se ressemblent par leurs attaches au milieu tribal, leur carrière à la fois politique et artistique ; ils se distinguent toutefois par quelques traits qui, relativement, les individualisent. Le premier, al-Akhṭal (Ḥīra ou Ruṣāfa de Syrie v. 640 - Kūfa v. 709), est issu des Tarhlib nomadisant sur le moyen Euphrate ; chrétien nestorien, il demeure fidèle à sa confession sans pour autant mener une vie exemplaire ; en faveur auprès des califes et en particulier de ‘Abd al-Malik ibn Marwān, il chante la dynastie au pouvoir ; dans le conflit tribal entre Qaysites (ou Arabes du Nord) et Yéménites (ou Arabes se réclamant d’une généalogie méridionale), il se range du côté des premiers ; par sa position auprès des hommes au pouvoir, il réussit à défendre efficacement ses contribules. Peut-être sa qualité de chrétien a-t-elle nui à la transmission de ses poèmes ; ce qui en subsiste est constitué d’odes en forme de qaṣīda, où les développements laudatifs font contraste avec des passages épigrammatiques ; des fragments bachiques assez nombreux attestent la permanence du genre tel qu’il se trouve chez al-A‘chā trois quarts de siècle plus tôt.

Le deuxième personnage du trio, Djarīr (Yamāma v. 653 - † 728), a laissé le souvenir d’un musulman pieux et digne ; il commence sa carrière en célébrant des notables de sa tribu, puis, emporté par le courant général, il se rend périodiquement à Bassora, se fait le chantre du gouverneur al-Ḥadjdjādj ; par l’entremise de celui-ci, il est introduit auprès du calife ‘Abd al-Malik ; mêlé aux conflits qui partagent l’Iraq, il est proyéménite par opportunisme, mais il sait jouer de son prestige poétique pour chanter aussi les gouverneurs favorables aux Qaysites ; toute sa vie est remplie par ses diatribes furieuses avec son contribule al-Farazdaq* et contre le tarhlibite al-Akhṭal. L’œuvre de Djarīr a connu dès son apparition une ample célébrité ; si châtiée en paraît la forme et si « classique » l’inspiration que les érudits iraqiens du viiie s. en feront d’abondantes citations ; imposante par ses dimensions — près de six mille vers —, cette œuvre est à dominante satirique ; le genre laudatif y est d’une facture nerveuse et puissante, et certaines descriptions de combats s’élèvent jusqu’à l’épopée ; la louange, comme chez al-Akhṭal, demeure évidemment liée à des vertus déjà prisées dans la poésie des grands nomades ; la pensée religieuse y est présente, mais ne traduit point de vertige devant l’inconnu de la destinée.

Le troisième poète de ce trio, al-Farazdaq, semble cumuler dans sa vie et sa poésie tout ce par quoi se caractérisent ses deux contemporains.

Ce qui frappe dans l’ensemble de cette production en vers, c’est la débilité du sentiment religieux ; certes, l’islām y est magnifié, mais uniquement dans ses triomphes ou dans l’affirmation de la vérité de ses dogmes et aucunement comme un mouvement de l’âme vers le divin. Même attitude chez des poètes représentant l’opposition politico-religieuse ; dans les maigres fragments subsistant par exemple sous les noms du chī‘ite ibn Zayd al-Kumayt († 743) et du khāridjite al-Ṭirimmāh († apr. 724), nous ne relevons nulle condamnation du pharisaïsme de la religion d’État ou nulle invective contre les puissants et les riches. Chez ces hommes comme chez les chantres de la dynastie au pouvoir, la tradition bédouine révèle une impuissance sans recours à s’évader du passé.