Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Mozart (Wolfgang Amadeus) (suite)

À Vienne, le succès des Noces de Figaro fut mitigé ; à Prague, ce fut un triomphe. Aussi le théâtre national tchèque commanda-t-il à Mozart une nouvelle partition lyrique, Don Giovanni (KV 527), qu’il n’intitulera plus « opera buffa », mais « dramma giocoso », ce que l’on pourrait traduire par un « drôle de drame ». L’action s’y noue avec une rapidité foudroyante : la tentative de viol, le duel, le meurtre, la fuite vers de nouvelles aventures. On s’aperçoit très vite que c’est le Commandeur mort qui est le personnage principal, personnage invisible évoqué dès les premières notes de l’ouverture et qui apparaît dans le final pour donner — une fois encore — la dimension métaphysique, ce qui n’empêche pas Mozart de conserver à ses acteurs vivants une suprême vérité et une densité humaines, depuis la poltronnerie apitoyée de Leporello jusqu’à la naïve rouerie de Zerline, en passant par la noblesse d’âme un peu agaçante d’Elvire, la vaillance plus sociale que réelle d’Ottavio, la sympathique rondeur et l’enthousiasme rustique de Masetto, et surtout le tempérament de feu qu’est Donna Anna. Seul Don Giovanni n’est pas vraiment humain ; c’est peut-être le seul personnage du théâtre lyrique mozartien à incarner un principe, une idée, la destruction de tout ordre, le « mystère d’iniquité ». La grande scène entre le Commandeur et Don Giovanni est un des sommets de la musique, et, si sa réalisation scénique offre de grandes difficultés, la partition de plus en plus dramatique et torturée de Mozart finit par flamber littéralement — à moins qu’elle ne donne froid dans le dos.

On comprend qu’après cela le musicien ait été tenté par Cosi fan tutte (KV 588), le plus parfait, assurément, des livrets écrits par son ami l’abbé Lorenzo Da Ponte, le seul, d’ailleurs, qui soit original en dehors du point de départ, un fait divers qui avait amusé la société viennoise. Ici, c’est un monde souriant, idéal, définitivement transfiguré et pourtant profondément vrai et humain. Six personnages seulement — trois couples d’ailleurs —, l’unité absolue de lieu et de temps comme dans le théâtre le plus classique, les ensembles de toute sorte prenant définitivement le pas sur les arias et un orchestre dominé par les clarinettes et les cors : c’est assurément le plus mozartien des opéras de Mozart. L’action à laquelle on assiste pourrait n’être qu’une farce un peu farfelue, pleine de « gags » à l’efficacité certaine, un chassé-croisé entre amants et amantes manœuvrés par un astucieux esprit voltairien. Cependant la partition de Mozart, l’orchestre dans la fosse ne cessent de nous rappeler à chaque instant que ce qui est en cause ; c’est tout autre chose : c’est l’amour vrai et durable, celui qui est l’expression humaine et pourtant presque infinie de l’amour créateur, celui qui, d’après Dante, « meut le soleil et les autres étoiles ». Les grandes pages de Cosi fan tutte, depuis le terzettino des adieux jusqu’au quintette de la fin, sont d’un recueillement et d’une profondeur surprenantes dans le contexte de cet opéra si visiblement bouffe ; ce n’est certes pas par hasard qu’on a tant de fois utilisé cette musique pour l’adapter à des textes liturgiques latins, et d’ailleurs Mozart lui-même reprendra l’essentiel d’une des plus belles pages de Cosi fan tutte pour écrire un an plus tard son Ave verum. Dans Cosi fan tutte, le musicien réussit ce qui paraît impossible à l’énoncé : distraire et émouvoir, rêver et méditer, amuser et faire contempler les essences (comme dirait Platon) ; sa partition est parvenue à fondre tout cela dans une unité parfaite, intemporelle.

Une analyse plus poussée montrerait que, depuis Idomeneo, le théâtre lyrique de Mozart permet de déceler un arrière-plan symbolique et ésotérique de plus en plus évident, de plus en plus important aussi ; dans le cas de Cosi, cet aspect devient indispensable pour la compréhension musicale de la partition. Il n’est donc pas surprenant que le dernier opéra de Mozart — nous avons vu que La Clemenza di Tito se rattachait en fait à des partitions antérieures aux six « grands opéras » —, la Flûte enchantée (KV 620), soit un opéra ouvertement ésotérique, impossible à comprendre si l’on ne connaît pas ses références maçonniques et même, de façon très concrète, celles de la maçonnerie viennoise à laquelle Mozart appartenait. Si son remarquable livret, œuvre collective d’Emanuel Schikaneder, de Giesecke et de Mozart lui-même, a été si souvent mal compris, c’est que ses juges avaient moins de perspicacité et de culture que Goethe, qui le tenait pour le plus parfait en langue allemande et qui rêva de lui donner une suite, projet auquel il ne renonça qu’après avoir acquis la conviction que nul autre que Mozart n’aurait pu le mettre en musique. Car, si, scéniquement et musicalement, la première impression de l’œuvre peut être celle d’un mélange des genres, depuis la farce musicale jusqu’au « mystère » musical et religieux, voire liturgique, on s’aperçoit très vite que l’unité est absolue. Le génie de Mozart a fondu dans le creuset de son langage sonore et visuel tous les genres pour faire de la Flûte une sorte de parabole du monde ; trois couples ici encore, mais qui recouvrent l’ensemble du cosmos, depuis les règnes minéral et animal jusqu’à des sortes de démiurges du bien et du mal, des ténèbres et de la lumière, dont il n’est pas difficile de se rendre compte qu’ils ont une signification théologique. Dans l’unique air de Pamina, on entend le Kyrie de Munich (KV 368a) ; la supplication de l’humanité « chassée du paradis » se retrouve lorsque Pamina chante le bonheur perdu de l’amour véritable. Dans le célèbre duo des hommes en armes, au moment où Tamino et Pamina affrontent les épreuves du feu et de l’eau, Mozart met en œuvre, dans une polyphonie dont la densité dépasse tout l’art des contrapuntistes antérieurs, trois thèmes liturgiques : le choral Ach Gott vom Himmel sieh darein, le Kyrie de la Missa « Sancti Henrici » du maître de chapelle salzbourgeois H. I. F. Biber et le choral Christ unser Herr zum Jordan kam (c’est le baptême dans l’eau et le feu de l’Esprit). Dans la Flûte, il exprime sa foi et sa vision du monde, son idéal ; il parle pour ainsi dire à travers tous ses personnages, et singulièrement Sarastro, Tamino bien entendu, mais aussi le touchant et cocasse Papageno, dont il répétait sur son lit de mort l’ariette « Der Vogelfänger bin ich ja ». Mais, musicalement aussi, cette partition est la somme et la fusion de toutes les inspirations de Mozart.