Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Moyen-Orient (suite)

Les transformations contemporaines

Ce tableau s’est profondément modifié depuis un siècle. Le rétablissement progressif de la sécurité par l’administration ottomane dès la seconde moitié du xixe s., puis par les puissances mandataires après la Première Guerre mondiale allait entraîner un mouvement généralisé de fixation des nomades et de reconquête du sol dans toutes les steppes marginales du désert.

C’est ainsi qu’en Djézireh les Chammar se sont fixés sous l’égide de leurs chefs entre les deux guerres mondiales. Sur les rives du moyen Euphrate, les Agueïdats (ou ‘Aqīdāt) ont fondé de nombreux villages entre Deir ez-Zor et la frontière irakienne, cultivant en été des terres irriguées par machines élévatoires et pratiquant encore un semi-nomadisme hivernal vers le désert. La pression gouvernementale s’y est ajoutée, juxtaposant de nouveaux villages d’origine administrative à ce mouvement spontané. Les nomades ne sont plus ainsi aujourd’hui que 150 000 environ en Syrie, 200 000 peut-être en Transjordanie (dont la plus grande partie déjà semi-nomades), sans doute à peu près autant en Iraq, à peine quelques milliers dans le Néguev, en territoire israélien. C’est approximativement le tiers des effectifs du début du siècle.

D’autres éléments humains de la reconquête du sol ont été apportés par les paysans montagnards descendus de leurs refuges : sinon les maronites du Liban, qui ont surtout émigré outre-mer, du moins les ‘alawītes et les ismaéliens du djebel Ansarieh, qui ont pris une part active à la recolonisation du fossé du Rhāb et des steppes de la Ma‘mūra au sud-est d’Alep et à l’est de Homs et de Ḥamā. Des éléments étrangers s’y sont ajoutés : Tcherkesses musulmans du Caucase, réfugiés dans l’Empire ottoman dans le dernier tiers du xixe s. et installés par l’Administration sur toutes les marges occidentales du désert, où ces populations belliqueuses reçurent pour mission de contenir les Bédouins ; Assyro-chaldéens chrétiens du Kurdistān, réinstallés dans la Djézireh, notamment dans la vallée du Khābūr, après la Première Guerre mondiale.

L’immigration juive en Palestine a, d’autre part, introduit des populations d’un niveau d’organisation sociale et économique très supérieur, qui ont transformé le pays.

Les résultats ont été spectaculaires. La limite de la culture pluviale des céréales a partout progressé de plusieurs dizaines de kilomètres vers l’intérieur du désert, s’avançant pratiquement aujourd’hui jusqu’à ses possibilités climatiques. Partout le Croissant fertile s’est élargi aux dépens du désert. Parallèlement, les foyers irrigués se sont considérablement étendus, surtout en Mésopotamie, où les grands aménagements hydrauliques ont permis de décupler depuis le début du siècle la surface utilisée, mais également tout autour des rhūṭa syriennes, où des puits profonds ont permis d’accroître la superficie irriguée par les eaux courantes, et dans les grands périmètres en voie d’aménagement sur le Jourdain (Ghor oriental), le Līṭānī et l’Euphrate syrien.


Le carrefour

À cette recolonisation rurale en pleine activité correspond, en revanche, un déclin manifeste de la fonction traditionnelle de carrefour, base de l’activité urbaine aux siècles de prépondérance du nomadisme et de régression agricole.

Le Moyen-Orient, en effet, outre le passage qu’il offre entre l’Asie et l’Afrique, constitue un isthme géographique entre la Méditerranée et l’océan Indien, élément capital de la large coupure qui, de Gibraltar à l’Insulinde, cisaille la masse continentale de l’Ancien Monde et, à la latitude des tropiques arides, facilite le passage entre les pays tempérés d’Europe et l’Asie chaude et humide. Plus que dans l’isthme de Suez, imposant un long détour malaisé par la mer Rouge et au sud de l’Arabie, c’est là que s’est toujours située la route essentielle d’Europe vers l’Asie intertropicale, à savoir la route caravanière reliant la Méditerranée au golfe Persique, par Antioche et Alep, le coude de l’Euphrate, puis la vallée du fleuve jusqu’au fond du golfe, appuyée aux lisières du Croissant fertile et évitant par le nord le cœur du désert syrien. Dessinée dès qu’un centre de civilisation se fut créé, au IVe millénaire av. J.-C., dans la basse Mésopotamie, longtemps bloquée par l’opposition politique entre Rome et l’Empire perse, cette route prendra toute son activité lorsque l’islām et l’arabisation en assureront l’unité religieuse et culturelle. Des variantes ont pu, à certaines époques, emprunter le raccourci de la voie directe à travers le désert : ainsi à l’époque romaine par Palmyre et les chaînons de la Palmyrène, et à l’époque de la circulation automobile contemporaine par la route directe de Damas à Bagdad. Mais le tracé principal s’est fixé le plus souvent au nord, assurant la prospérité d’Antioche, puis d’Alep. L’aboutissement de la route sur la façade levantine de la Méditerranée s’est manifesté par la fortune, changeante, de nombreux ports à fonction d’emporia accrochés aux rares sites d’abri de cette côte, fixés par des éperons ou îlots de grès quaternaire émergeant de la plaine alluviale littorale (Tyr, Sidon, Byblos), et par celle des entrepôts de l’intérieur, têtes de lignes caravanières (Alep, Damas, Homs, Ḥamā, Palmyre).

Cette activité routière, de commerce transcontinental lointain et d’entrepôt, déjà très diminuée depuis le xvie s. à la suite de la découverte de la route maritime des Indes autour de l’Afrique, a achevé de disparaître dans la seconde moitié du xixe s. avec l’ouverture du canal de Suez. Une certaine régénération de la fonction traditionnelle de transit a été, cependant, provoquée, sur des bases essentiellement régionales, par l’intervention de l’exploitation pétrolière. L’isthme continental pouvait reprendre toute sa valeur pour des oléoducs, en évitant à la production pétrolière du pourtour du golfe Persique le détour du sud de l’Arabie et de la mer Rouge. C’est ainsi qu’ont été construits les oléoducs conduisant le pétrole de l’Arabie Saoudite et de Bahreïn (oléoduc de l’Aramco et de la Tapline, aboutissant à Ṣayda, au Liban [1950]) et de l’Iraq septentrional (des gisements de la région de Kirkūk vers Tripoli, au Liban [1934], et vers Bāniyās, en Syrie [1952]), tandis que se sont mis en place, depuis 1968, les oléoducs en provenance de la Syrie du Nord-Est (gisements de la région de Karatchok), aboutissant à Tartous et à Bāniyās. En fait, l’insécurité politique de la région a limité considérablement ce trafic, qui pourrait être beaucoup plus important. La fermeture de la branche palestinienne de l’oléoduc irakien, qui aboutissait à Haïfa, lors de la création de l’État d’Israël en 1948, les coupures fréquentes que subit l’oléoduc de la Tapline sur les territoires de la Syrie et de la Jordanie, les menaces qui pèsent pratiquement sur tous les conduits ont entraîné les compagnies pétrolières à préférer la voie maritime, de Suez ou même du cap de Bonne-Espérance pendant et après la fermeture du canal (1967-1975), malgré son coût supérieur. La capacité des oléoducs transnationaux reste limitée à 25 Mt pour celui de la Tapline, à 60 Mt pour ceux en provenance d’Iraq. Les conditions sont différentes pour les oléoducs nationaux syriens, dont le débit va s’accroître régulièrement avec la production. Mais, au total, c’est seulement moins de 10 % de la production du golfe Persique qui transite par l’isthme du Moyen-Orient. Le morcellement politique apparaît comme un obstacle majeur. Malgré l’unité réalisée par la langue et la culture arabes, la structure géographique, caractérisée par la disposition des territoires utiles en un « Croissant fertile » autour du noyau désertique, explique en fin de compte la prédominance des influences centrifuges qui sont responsables de cette situation.