Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

La conscience ethnique existe donc, mais non pas l’idéologie nationaliste, qui propose en modèle un État national vers lequel doit aller l’allégeance suprême de chacun, qui exige que les gouvernants soient de même ethnie que les gouvernés. L’unité de l’État ne réside pas dans l’homogénéité de sa population, mais dans l’idéologie religieuse de la couche dominante. Aussi, les populations arabes, en majorité de religion musulmane, ne voient-elles pas d’objection, pendant plus d’un millénaire, à être gouvernées par des musulmans non arabes, des Turcs la plupart du temps.

Du xve s. au xxe s., la majeure partie des Arabes est incluse dans l’Empire ottoman, vaste construction pluriethnique, dominée par un sultan turc, administrée d’abord par des esclaves d’origine variée utilisant la langue turque. L’apparition du nationalisme moderne est préparée par le passage, au cours du xviiie s., du gouvernement aux mains de Turcs véritables, d’origine libre, et par le rôle important des élites locales dans les provinces, notamment les provinces arabes. Au Levant, les minorités chrétiennes et juives prennent de l’importance en s’enrichissant grâce au commerce avec l’Europe, tout en adoptant l’arabe comme langue de culture. Dans les provinces arabes, les mouvements centrifuges, quelles que soient leurs motivations profondes, prennent dès lors un caractère antiturc. Il faut citer le mouvement de réforme religieuse dit « wahhābite » en Arabie (1744-1818), l’État égyptien du pacha Méhémet-Ali (d’origine albanaise), qui s’annexe un certain temps l’Arabie (1816) et la Syrie-Palestine (1832-1840). Le fils de Méhémet-Ali, Ibrāhīm, et les politiciens européens (surtout français) qui appuient celui-ci rêvent d’un État arabe détaché de l’Empire ottoman. Napoléon III projette un royaume arabe en Algérie.

Très lentement, l’idée d’un État arabe prend corps chez les intellectuels d’Orient, sous l’influence, à la fois, du modèle d’État-nation proposé par l’Europe et des diverses causes de polarisation antiturque, non sans intervention de calculs et d’intrigues politiques. Au Levant, l’idée arabe séduit surtout les chrétiens, chez qui l’étude de la littérature et de l’histoire arabes s’est beaucoup développée et qu’aucune solidarité religieuse ne lie au sultan turc. Mais, jusqu’en plein xxe s., les allégeances qui dominent dans une société extrêmement fragmentée sont celles qui vont non à l’ethnie, mais à l’État, à la dynastie et, le plus souvent, aux groupes locaux et ethniques.

Un premier pas est franchi vers le nationalisme moderne quand est proposé aux masses un idéal mobilisateur consistant à s’affranchir de la domination directe ou indirecte de l’étranger sans qu’un rôle primordial soit accordé à la fidélité envers un État ou une dynastie déterminée, non plus qu’à la défense de valeurs sacrales en elles-mêmes. On transcende les allégeances locales ou micro-ethniques, mais la valeur suprême n’est ni Dieu ni l’homme en général, c’est une communauté humaine de large envergure, que l’on peut délimiter de façons diverses. Tel est, dès les années 1870, le protonationalisme (selon le terme de N. Keddie) de Djamāl al-Dīn al-Afrhānī, libre penseur et franc-maçon, qui se rallie vers 1880 à l’utilisation tactique du sentiment d’appartenance à la communauté musulmane.

Le mouvement de revendication anti-impérialiste qui prend alors son essor cherche longtemps sa voie entre plusieurs identifications concurrentes de la communauté nationale à former : monde musulman dans son ensemble, pays déterminé, ethnies arabe et autres. Les plans des théoriciens, peu nombreux, jouent un rôle très effacé dans cette recherche. La Première Guerre mondiale joue au contraire un rôle décisif de révélateur. Les ambitions dynastiques du chérif Ḥusayn de La Mecque jouent sur les sentiments antiturcs diffus dans la péninsule arabique et, pour élargir son domaine, font appel à la conscience ethnique arabe dans le Croissant fertile, sous souveraineté ottomane. La Grande-Bretagne appuie (avec une certaine prudence) l’idée arabe contre le même Empire ottoman, lié à ses ennemis, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. D’où la « révolte arabe » (1916). Les Arabes musulmans du Croissant fertile sont déchirés entre leur fidélité à un État musulman, au sultan-calife d’Istanbul et la résonance de l’appel à une solidarité de type national. La brutalité de la répression turque aide beaucoup à l’alignement général sur cette dernière identification.

Mais, à l’ouest de Suez, prédominent encore longtemps, d’une part, l’identification musulmane, souvent même avec primauté des valeurs sacrales sur celle d’appartenance à une communauté aux frontières terrestres bien délimitées, et, d’autre part, surtout en Égypte, où existent une très importante minorité chrétienne et une influente communauté juive, toutes deux partiellement et inégalement attirées par la lutte anti-impérialiste, une idéologie patriotique orientée vers l’indépendance d’un pays donné dans le cadre des frontières existantes. Les conditions géographiques de l’Égypte en font une entité nationale cohérente dès l’Antiquité. L’identification à l’ethnie arabe existe virtuellement partout, mais elle est battue en brèche par la primauté des identifications musulmane et locale, par l’emploi largement répandu du terme d’Arabe comme équivalent de Bédouin (avec caractéristiques péjoratives, idées de brigandage, de sauvagerie, etc.), par l’existence au Maghreb d’un clivage linguistique et souvent socioculturel entre gens de langue arabe et éléments parlant des dialectes berbères (Kabyles, Chleuhs, etc.).

Au contraire, chez les arabophones d’Asie, l’identification arabe s’affermit entre les deux guerres mondiales par suite de la lutte commune contre les impérialismes britannique et français, du caractère factice des frontières établies par ceux-ci entre pays qui n’étaient jusque-là que des provinces de l’Empire ottoman aux limites fluctuantes selon les réformes administratives, du programme de grand État arabe promis par la Grande-Bretagne au chérif Ḥusayn et ensuite rejeté, du ressentiment contre la trahison de cette promesse. Le petit Liban chrétien et druze a une conscience propre, une crainte de l’hégémonie de la communauté musulmane, majoritaire à l’échelle de l’ethnie arabe dans son ensemble, mais paraît, à beaucoup de ses fidèles même, trahir la solidarité arabe en recherchant la protection de la France ; d’où une mauvaise conscience déchirée (et opposition des musulmans à la formule même de Grand-Liban, définie par la France et englobant d’importantes régions musulmanes). L’Iraq est aussi déchiré entre groupes ethniques (Kurdes surtout) et communautés religieuses (chrétiens) ou ethnico-religieuses (Assyriens). Mais, là encore, l’identification arabe paraît à beaucoup la plus mobilisatrice en vue de la revendication d’indépendance. L’opposition à la colonisation juive en Palestine, regroupant Arabes chrétiens et musulmans dans un pays aux frontières neuves et factices, sans sentiment national palestinien propre (à cette époque), favorise aussi l’identification arabe.