Mori Ōgai (suite)
Cependant, la découverte d’un prétendu « complot » suivie de la condamnation et de l’exécution de l’écrivain socialiste Kōtoku Shūsui (juin 1910), la mort en 1912 de l’empereur Meiji, symbole du Japon moderne, le suicide du général Nogi, qui ressuscita la vieille fidélité féodale, événements qui marquent la fin d’une époque, semblent avoir déchiré Ōgai, haut fonctionnaire libéral, écrivain aux vues audacieuses, mais non moins partisan de l’ordre. Après une nouvelle satirique, Chimmoku no tō (la Tour du silence), où il s’attaque à la censure politique, il cherchera à concilier ses aspirations intimes avec son attachement à un régime dont il souhaite l’évolution, mais non la destruction. D’où la casuistique de Ka no yō ni (Comme si..., 1912) : l’évolution historique se chargera de liquider les vestiges néfastes de l’ancien régime ; en attendant, « faisons comme si... ».
Mais bientôt, il sera pris à son propre jeu. Cherchant dans le passé l’origine et les raisons de la morale féodale, il n’écrira plus guère que des romans historiques, où l’admiration finit par l’emporter pour des gestes absurdes peut-être, mais sublimes. Dans la biographie de Shibue Chūsai (1916), médecin et fonctionnaire assez obscur de la fin de l’époque des Tokugawa, nous trouvons une manière de synthèse des idéaux de l’auteur, incarnés dans son personnage.
L’on comprendra comment, de par l’évolution de sa pensée, cet écrivain, l’un des plus grands de son temps, l’un de ceux qui, par le rôle qu’ils jouèrent dans l’ouverture de leur pays à la civilisation planétaire du xxe s., aura, pendant les deux décennies qui suivirent sa mort, pu passer pour l’un des piliers de l’idéologie conservatrice ; en lui se résumaient en effet toute l’ambiguïté et les contradictions d’un pays écartelé entre ses traditions et la nécessité de s’adapter à son temps ou de périr.
R. S.