Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Morgan (Lewis Henry) (suite)

Pour prématuré qu’ait été son effort de synthèse, eu égard au peu de matériaux disponibles et accessibles, il faut admettre que, sans une telle hardiesse de pensée suscitant la contestation, la théorie ethnologique n’eût pas progressé d’un pas aussi rapide. En fait, l’œuvre de Morgan doit son retentissement non seulement au porte-voix qu’elle a trouvé dans Engels, mais bien à ses qualités intrinsèques : largeur de vue, nouveauté des classifications, puissance des synthèses, abondance de la documentation pour l’époque, connaissance directe de tribus indiennes d’Amérique du Nord.

Après les réactions excessives de F. Boas et R. H. Lowie, lesquels niaient la possibilité de découvrir un ordre ou un principe directeur dans la mosaïque des coutumes et institutions, les néo-évolutionnistes (L. A. White, J. Steward, M. D. Sahlins...) et les marxistes modernes ont su redonner audience à Morgan en exploitant quelques-unes de ses intuitions les plus judicieuses : la détermination matérielle et technique des comportements culturels, la dissolution de la structure tribale par la propriété, créatrice d’individualisme et d’antidémocratisme, l’attribution des changements dans les systèmes sociaux aux changements dans les systèmes économiques, l’aspect total et quelquefois révolutionnaire des modifications socioculturelles, la démarche de recherche non seulement descriptive, mais génétique. Ils s’inscrivent en faux contre le qualificatif d’évolutionnisme unilinéaire appliqué à l’œuvre de Morgan. Et désormais, les historiens de l’anthropologie reconnaissent dans la Société archaïque l’une des premières tentatives d’analyse à la fois typologique, historique et structurale des systèmes sociaux.

C. R.

 F. Engels, Der Ursprung der Familie, des Privateigenthums und des Staates (Zurich, 1884 ; trad. fr. l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Ed. sociales, 1955). / B. J. Stern, Lewis Henry Morgan, Social Evolutionist (Chicago, 1931). / C. Resek, Lewis Henry Morgan, American Scholar (Chicago, 1960). / E. Terray, le Marxisme devant les sociétés « primitives » (Maspero, 1969).

Móricz (Zsigmond)

Romancier hongrois (Tiszacsécse 1879 - Budapest 1942).


Fils d’un paysan éclairé et de la fille d’un pasteur, Móricz, qui reçut comme ses six frères et sœurs une éducation remarquable, est l’enfant de la Grande Plaine, c’est-à-dire d’une Hongrie paysanne et protestante, encore féodale dans sa structure, mais patriote et libérale dans ses aspirations. D’abord élève des collèges réformés de Debrecen et de Sárospatak, il étudie ensuite pendant quelque temps la théologie, puis le droit à Debrecen avant de « monter » à Budapest à l’automne 1900. C’est dans cette première partie de sa vie que s’enracinera presque toute son œuvre : il est remarquable que le Roman de ma vie (Eletem regénye, 1939), ouvrage directement autobiographique, ne sera que le récit de son enfance ; de nombreux traits du père se retrouveront dans les figures de paysans audacieux et rebelles créées plus tard par le fils ; les souvenirs à peine romancés du collège de Debrecen nourriront plusieurs livres, dont le fameux Sois bon jusqu’à la mort (Légy jo mindhalálig, 1920) ; le parler savoureux des paysans de l’Est sera utilisé avec prédilection dans les dialogues.

Contraint de gagner sa vie, Móricz abandonne ses études et devient en 1903 collaborateur du journal libéral Ujság. Il compose des nouvelles dans le goût de Jókai et de Mikszáth, des vers et même des livrets d’opérettes ; de 1903 à 1908, grâce à une allocation de la société Kisfaludy, il parcourt de nombreuses fois la province de Szatmár dans le dessein d’y recueillir des chants et des contes populaires. Lui-même considérera plus tard ces pérégrinations, analogues à celles du jeune Béla Bartók*, comme la véritable école qui, en lui donnant accès à la réalité de la campagne hongroise, aura fait de lui un écrivain. En 1905, il a épousé Janka ; cette union, humainement malheureuse — vingt et un ans plus tard, elle trouvera une conclusion tragique dans le suicide de sa femme —, assurera pourtant à l’écrivain le bien-être matériel nécessaire à l’élaboration de son œuvre ; les problèmes du couple, notamment le thème de l’homme déchiré entre la femme aimante et la femme désirée, en seront l’un des leitmotive.

En 1908, après plusieurs mois de silence, c’est auprès du cercueil de son deuxième frère qu’il aurait composé d’un seul jet le récit Sept Kreuzers (Hét krajćar), lequel, aux yeux de la postérité, marque le véritable début de sa carrière littéraire. Avec onze autres nouvelles, il paraîtra en volume en 1909 aux éditions du Nyugat et connaîtra un succès sans précédent. C’est à cette époque que Móricz fait la rencontre décisive de Ady*, dont la conception de la « hongritude » — Magyarság — orientera durablement sa réflexion politique. Il subit également l’influence des écrivains naturalistes français, surtout de Zola. Dans son roman Sárarany (1911) — dont le titre, qui signifie proprement « Or vierge », « Or pur », n’en semble pas moins, pour une oreille hongroise, un composé de arany, « or », et de sár « fange » —, il propose une image réaliste et nouvelle de la paysannerie. Derrière le dos de Dieu (Isten háta mögött, 1911), l’un des romans les mieux construits de Móricz, est l’histoire d’une « Madame Bovary » de la province hongroise. Avec Bonne Chance (Jó szcrencsét), fragment publié seulement en 1924 d’un roman interrompu par la Première Guerre mondiale, il tente pour la première fois une peinture du prolétariat ouvrier.

L’embrasement de l’Europe fait mûrir la pensée politique et sociale de Móricz. Comme beaucoup d’autres écrivains, il se laissa d’abord gagner par l’enthousiasme guerrier qui égara parfois les meilleurs esprits, mais, à l’épopée s’enlisant dans la boue des tranchées, il ne tarde pas à prendre conscience de l’horrible réalité du front ; à partir de 1916, mais plus encore sous l’influence des idéaux de la révolution russe, il perçoit que l’affrontement des nations n’est bien souvent qu’une perversion de la lutte des classes. Le Flambeau (A fáklya, 1917) est pourtant l’histoire d’un jeune pasteur quasi tolstoïen qui, voulant « aller au peuple » afin de lui apporter les lumières de la foi, de la justice et du progrès, se fourvoie dans le désespoir et le nihilisme. La guerre finie, Móricz, qui se fait l’apôtre de la réforme agraire, se range avec enthousiasme du côté de la république des Conseils, dont il devient l’un des porte-parole.