Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Montesquieu (Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de) (suite)

Composées en trois ans, de la fin de 1717 à la fin de 1720, celles-ci ne sont ni le badinage imprudent que déplorait Marivaux, ni l’œuvre délibérément subversive qu’y découvrait naguère P. Valéry, mais le bilan lucide d’un monde en crise. Livre spirituel, certes, où l’on passe par toutes les nuances de l’ironie, de l’amusement au sarcasme et à la satire indignée, mais aussi livre sérieux, qui traite de problèmes graves et où déjà l’auteur s’interroge sur les conditions et les modes du bonheur social. Livre frondeur, qui dénonce les unes par les autres les fausses valeurs de l’Orient musulman et de l’Occident chrétien, et dont le pouvoir de contestation va bien au-delà du simple persiflage, mais aussi essai positif pour définir de vraies valeurs, celles qui fonderont l’humanisme des lumières : raison, justice, liberté, tolérance, « industrie ». Œuvre inquiète, comme son héros, le persan Usbeck, partagé entre le scepticisme et l’idéalisme. Il n’est pas jusqu’à l’apparent désordre de la composition, si éloigné de la rigueur classique, qui ne fasse des Lettres persanes à la fois un modèle de rationalisme critique et un chef-d’œuvre de scintillement rococo.


L’essai d’une méthode : les « Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence » (1734)


« En laissant beaucoup voir, il laisse encore plus à penser et il aurait pu intituler son livre, histoire romaine, à l’usage des hommes d’État et des philosophes » (d’Alembert)

Lorsque Montesquieu, à son retour d’Angleterre, médite sur l’histoire de Rome, ce n’est pas pour oublier le présent. Les Considérations ne sont pas une œuvre scolaire ou académique ; elles fourmillent d’allusions à l’actualité, et ce n’est pas sans raison qu’elles furent d’abord imprimées en même temps que d’audacieuses Réflexions sur la monarchie universelle en Europe, à la diffusion desquelles l’auteur renonça par prudence au dernier instant ; alors que la guerre de la Succession de Pologne ravivait les plus mauvais souvenirs du règne précédent, une étude de l’impérialisme romain n’éloignait guère des problèmes du moment. Un autre parallèle s’imposait du reste à l’esprit de Montesquieu et de ses lecteurs : l’analogie entre la république romaine et la monarchie anglaise. La rédaction des Romains est contemporaine de l’analyse de la Constitution anglaise, qui deviendra le plus célèbre chapitre de l’Esprit des lois. Il faut lire le livre comme une leçon sur les dangers du « despotisme » et comme une réflexion sur les conditions concrètes de la liberté : les « divisions » de la république, que Bossuet condamnait, empêchaient en réalité tout « abus de pouvoir » ; au contraire, l’ordre monolithique instauré par Auguste, « rusé tyran », n’était que « servitude ».

À ce plaidoyer discret en faveur du pluralisme politique s’ajoute une leçon philosophique qui est sans doute la principale contribution des Romains au progrès de l’historiographie. Si Montesquieu a beaucoup lu, son érudition n’est pas neuve et sa méthode est fort peu critique ; il traite, par exemple, des origines de Rome avec une parfaite indifférence au débat ouvert depuis une dizaine d’années à l’Académie des inscriptions et belles-lettres sur le héros éponyme et la suite traditionnelle des sept rois de Rome. Mais il renonce aux facilités de l’histoire narrative, épique ou tragique au profit d’une analyse en profondeur pour laquelle l’articulation des « causes générales » et des « causes particulières » a plus d’importance que l’affrontement spectaculaire des grands hommes. Nous dirions aujourd’hui que sa conception de l’histoire est structurale et non événementielle. Laïcisant le providentialisme de Bossuet et l’occasionnalisme de Malebranche, Montesquieu n’aperçoit dans le destin de Rome ni une succession de hasards ni la manifestation visible des desseins secrets de Dieu, mais le développement nécessaire d’une situation historique et d’un système politique : l’histoire est rationnelle.


« De l’esprit des lois » (1748) ou la synthèse impossible


« Newton a découvert les lois du monde matériel : vous avez découvert, Monsieur, les lois du monde intellectuel » (lettre de Charles Bonnet, 14 nov. 1753)

La rationalité de l’histoire fait que les lois et les usages, même les plus aberrants pour la raison occidentale moderne, ont un « esprit ». Vingt ans de lecture, d’observations et de méditations ont convaincu Montesquieu que les hommes n’étaient pas « uniquement conduits par leurs fantaisies ». Échappant au double écueil du dogmatisme et du pyrrhonisme, le philosophe du droit s’emploie donc à expliquer la raison des choses. Tâche immense où s’épuise l’enthousiasme intellectuel d’un homme devenu à demi-aveugle : la genèse tourmentée de l’ouvrage, les tâtonnements de sa composition en attestent la difficulté. Mais on a trop parlé, dès 1748, du « désordre » de l’Esprit des lois. À défaut d’un plan rigoureux, une lecture attentive découvre dans les trente et un livres, dans la succession déconcertante des chapitres, réduits parfois à quelques lignes, dans le miroitement d’un style lapidaire qui va de l’épigramme à l’anaphore lyrique la « chaîne secrète » d’une pensée souple et nerveuse, soucieuse de tout embrasser et de tout comprendre. Pionnier d’une science nouvelle, comme l’ont montré tour à tour A. Comte*, E. Durkheim*, G. Gurvitch*, S. Cotta, R. Aror* et L. Althusser, Montesquieu est le grand précurseur de la sociologie moderne : le premier à concevoir l’ensemble du corps politique comme une totalité dont tous les éléments — climat, économie, mœurs, institutions — agissent les uns sur les autres selon une logique rigoureuse. Ce serait cependant fausser le « dessein de l’ouvrage » que d’y chercher seulement l’amorce d’une science positive des faits sociaux. Pour Montesquieu, la justice et le droit naturel sont partie intégrante de la « nature des choses » : la nécessité de la nature se confond avec la finalité d’un ordre orienté vers le meilleur. Mais cette démarche optimiste se heurte à des institutions — l’esclavage, le despotisme, etc. — dont la raison la plus compréhensive ne parvient pas à prendre son parti. Alors, l’idéalisme conservateur se mue en idéalisme critique. Toute l’ambiguïté politique de l’Esprit des lois est commandée par sa double visée méthodologique, à moins que la première, à l’inverse, n’explique la seconde.