Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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monarchie d’Ancien Régime (suite)

Catégorie originellement privilégiée — ou plus exactement détentrice de privilèges plus importants que ceux de chacune des communautés professionnelles qui constituent l’essentiel de la société urbaine, sur laquelle elle exerce une autorité incontestable par l’intermédiaire du corps échevinal —, la bourgeoisie apparaît comme l’élément moteur du tiers état, cette « immense poubelle qui ramasse tout ce que ne retiennent pas les deux autres » (Pierre Goubert). En administrant l’État en tant qu’officiers, en stimulant l’économie en tant que marchands, entrepreneurs ou receveurs de rentes chargés de gérer et de faire fructifier les biens des grands propriétaires fonciers nobles ou ecclésiastiques, en assurant le financement du système en tant que banquiers ou fermiers de l’impôt, en réunissant enfin, pour l’essentiel de sa substance humaine et intellectuelle, une jeunesse chargée d’idéologie et d’ambitions, la bourgeoisie reste, essentiellement, l’un des supports les plus efficaces du régime.


Structures politiques

Jusque vers 1750, en effet, personne en France ne conteste la légitimité de la monarchie, dont la nature est triple : chrétienne en raison du sacre qui fait du roi un « évêque du dehors », féodale par suite d’une longue tradition médiévale qui donne à ce dernier la qualité de « seigneur fieffeux suprême », absolue à l’instigation des légistes de l’école de Toulouse imbus de droit romain. Limité seulement dans l’exercice de ses pouvoirs par les lois fondamentales et par les institutions coutumières dont sont garants les assemblées paroissiales, les assemblées de bailliage, les états provinciaux (en déclin) et les états généraux (dont la réunion est suspendue entre 1614 et 1789), le roi reste pourtant le justicier suprême. Il incarne tout à la fois les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ; il gouverne avec l’aide de son Conseil, dont il choisit les membres et dont l’avis doit l’éclairer, mais ne peut le contraindre. La Curia regis a donné naissance entre le xiiie et le xve s. à trois cours souveraines : le Parlement, dont la compétence est pratiquement illimitée en matière judiciaire ; la Chambre des comptes, qui contrôle la gestion du domaine ; le Grand Conseil, qui tranche les conflits de juridiction entre officiers et en matière bénéficiale. Son démembrement aboutit à la formation du Conseil du roi, qui apparaît comme l’organe gouvernemental par excellence de la monarchie d’Ancien Régime. Son unité théorique n’empêche d’ailleurs pas sa division en sessions spécialisées : Conseil d’État ou des parties, qui exerce la justice retenue du roi ; Conseil d’État et finances, chargé de fixer et de répartir l’impôt ; Conseil étroit enfin, réduit à 4 ou 6 membres : les ministres d’État du xviie s., qui constituent le véritable gouvernement de la monarchie. L’exécution des décisions est assurée moins par les officiers vénaux et héréditaires (prévôts, baillis ou sénéchaux) que par des commissaires toujours révocables, tels les intendants de justice, police et finances recrutés parmi les maîtres des requêtes et placés sous l’autorité directe du souverain par l’intermédiaire de secrétaires des Finances (on en compte alors 4), qui deviendront secrétaires d’État en 1559. Ainsi se trouve assurée l’administration du royaume dans le respect des privilèges établis.


La crise de l’Ancien Régime

Affaiblie économiquement et démographiquement dès le xviie s. par la multiplication des crises intercycliques qui aggravent les grandes mortalités du xviie s. (1629-30 ; 1660-1662 ; 1693-1698 ; 1709-10), ébranlée par la crise de longue durée (1630-1730 env.) qui se marque par le passage d’une phase de hausse des prix à une phase de dépression, la société de l’Ancien Régime se trouve divisée vers 1715 en deux catégories rivales et opposées : celle des perdants, qui est constituée par la noblesse rurale, dont les revenus en argent (cens) sont fixes, par la moyenne et la petite bourgeoisie, victimes du marasme des affaires, et par la paysannerie, dont les revenus sont affectés par la baisse de prix du blé ; celle des gagnants, numériquement beaucoup moins nombreuse, qui comprend la haute bourgeoisie, des gens d’affaires et la haute noblesse de cour, qui n’a pu maintenir son rang que par des mésalliances ou par l’achat des grâces du roi.

En se raidissant dans la défense de ses privilèges et dans sa volonté de récupérer les pouvoirs dont elle est en fait éliminée par la haute bourgeoisie, cette haute noblesse déclenche une réaction aristocratique qui prend vigueur après 1700 et plus encore après l’avènement en 1774 d’un souverain acquis à sa cause, Louis XVI. La robe et l’épée se raidissent ainsi dans la défense de leurs privilèges, que contestent les bourgeois désireux de s’emparer des leviers de commande de l’État. Ainsi naît une situation conflictuelle entre les uns et les autres. Situation qui ne peut être résolue que par la convocation des États généraux, dont l’un des premiers soins est de se proclamer Assemblée nationale constituante*, le 9 juillet 1789, aux fins de doter la monarchie d’un nouveau système constitutionnel refusé par les privilégiés, dont la décision favorise le déclenchement de la Révolution, qui abat l’Ancien Régime.

Porchnev-Mousnier : un débat d’idées sur la société française d’Ancien Régime

Ayant dressé l’inventaire des « émotions » populaires de 1623 à 1648 d’après les papiers du chancelier Séguier conservés à Leningrad, l’historien soviétique Boris Fedorovitch Porchnev (né en 1905) estime que la société française d’Ancien Régime se caractérise par la constitution d’un « front de classes » unissant la monarchie, la noblesse et la bourgeoisie aux fins de défendre un ordre « féodalo-absolutiste » menacé par les révoltes antiféodales et antifiscales des masses populaires.

Cette interprétation des faits, contestée en partie par Robert Mandrou (né en 1921), qui fait remarquer qu’il ne peut y avoir « lutte de classes » en « l’absence de conscience de classes dans les milieux populaires », a été critiquée par Roland Mousnier (né en 1907), dont la pensée se situe dans la lignée de celle de Georges Pagès (1867-1939). Admettant en effet la thèse selon laquelle l’ascension sociale et l’intégration à la noblesse de la bourgeoisie ont bien été continues du xvie au xviiie s., Mousnier fait remarquer d’abord que la monarchie a été non pas l’alliée, mais l’adversaire constante de la noblesse féodale, qu’elle a dépouillée de ses pouvoirs publics avec l’aide de la bourgeoisie d’officiers avant d’opposer à la puissance croissante de cette dernière l’action de ses commissaires. Il rejette ainsi la thèse d’un front commun des classes possédantes et dirigeantes contre les masses misérables et dépendantes. Il estime en outre que Porchnev a commis trois erreurs fondamentales en qualifiant de « féodal » ce qui n’est que « seigneurial », en affirmant que l’accession juridique des grands officiers à la noblesse entraîne leur insertion dans un milieu social qui refuse en fait des « gentilshommes de plume et d’encre », en oubliant enfin que, façonnés par des siècles d’une dépendance marquée par la primauté des liens d’homme à homme, les individus s’insèrent aisément, dans les Temps modernes, non pas dans une société à structure horizontale, mais dans une société à structure verticale formée de clientèles au sommet desquelles se trouve presque toujours un grand et à l’intérieur desquelles membres du bas clergé et gentilshommes encadrent les masses paysannes, stimulant et dirigeant, si besoin est, leurs révoltes antifiscales, au moins au xviie s., au profit du seigneur, toujours proche, et aux dépens du roi, toujours lointain par l’espace et par la dignité.

Ainsi, l’interprétation des soulèvements populaires du xviie s. reste aujourd’hui un sujet de débat toujours ouvert entre ceux qui considèrent que la société d’Ancien Régime est une société d’ordres et ceux qui voient en elle une société de classes.

P. T.

➙ Bourbons / Bourgeoisie / États généraux / France / Noblesse / Parlement.