Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Mauss (Marcel) (suite)

Ce que Mauss ira chercher dans l’analyse des sociétés lointaines, c’est l’accès à des phénomènes fondamentaux universels, plutôt que la perspective d’une évolution. Mais n’étant pas ethnographe lui-même, Mauss aura recours aux rapports de ceux qui sont allés sur le terrain. Il s’appuie sur leurs documents ou sur des faits historiques ou protohistoriques. Il prospecte l’ethnologie et l’histoire religieuse de tout bord et de tout pays, considérant, selon les thèses de son oncle, la religion comme donnée coextensive au social et par voie de conséquence comme domaine privilégié d’étude. Pour lui, la méthode comparative n’a de sens que dans la mesure où elle se limite à quelques faits bien identifiés et envisagés chacun selon son contexte propre. « Une seule observation bien faite, professe-t-il, vaut mieux qu’une accumulation de faits hétéroclites. » Sa collaboration avec Durkheim dans l’Essai sur quelques formes primitives de classification (1903) marque une orientation décisive dans la pensée ethnologique ; c’est la première tentative pour relier deux ordres différents de faits, l’un relevant des représentations collectives, l’autre de la morphologie sociale, à partir d’analogies et de correspondances formelles.

Dans sa Théorie générale de la magie (1904), M. Mauss centre son étude sur deux civilisations, l’une australienne — « la plus inférieure connue » —, l’autre sur une société déjà évoluée — les Maoris —, et s’attache à éclairer toute une série de pratiques parareligieuses : magie, sorcellerie, envoûtement, charmes, à partir de leur efficience socialement reconnue. « Il vaut mieux, écrit-il, concentrer notre attention sur deux espèces de faits voisines, mais assez éloignées pour que la comparaison soit possible. » Dans une autre étude Sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos (1906), il définit et pousse à ses extrêmes conséquences sa conception d’une réflexion sociologique fondée sur l’observation d’un phénomène à la fois général et déterminé dans une seule société. Pourquoi ? « Quand un rapport a été établi dans un cas unique, mais minutieusement et méthodiquement étudié, la réalité en est autrement certaine que quand, pour le démontrer, on l’illustre de faits nombreux, mais disparates, d’exemples curieux, mais empruntés aux sociétés, aux races, aux civilisations les plus hétérogènes », écrit-il.

Cette conception du travail scientifique fondée sur l’observation détaillée et rigoureuse, sur l’« étude de cas », le recensement systématique et exhaustif des données, sur le dépouillement critique des informations internationales inaugure un style nouveau d’approche des problèmes : Péguy, à ce sujet, traitera Mauss de « boîte à fiches ». Ce sens profond des faits, qui faisait défaut à l’ethnographie, surtout en France, où aucun enseignement n’y préparait, Mauss le professera aux étudiants très tôt rassemblés autour de cette méthodologie novatrice. Dès le début, son enseignement marque une introduction à l’observation ethnographique et reflète ce changement radical de perspectives : effort concentré sur la recherche des types généraux par une méthode comparative capable, tout en les rapprochant, de sauvegarder leur spécificité propre ; recherche des lois générales de la vie sociale, à travers leurs formes dites « primitives », et des systèmes de signification derrière les institutions et les coutumes qui les manifestent ; effort pour retrouver les origines d’un phénomène social dans la confrontation d’expériences empruntées aussi bien à l’Antiquité qu’à l’ethnographie. Cette conception s’écarte radicalement du point de vue de l’évolutionnisme*, selon lequel les sociétés dites « primitives » sont à un stade « arrêté », sans histoire, et se rapproche de l’anthropologie structurale.

L’Essai sur le don (1925) est d’abord une étude de certains types institutionnalisés de l’échange, répandu dans les civilisations archaïques, mais aussi une interrogation sur les conditions de la sociabilité pacifique entre certains groupes de populations. La nature matérielle de l’échange n’est que le support de significations diverses — religieuses, politiques, esthétiques, juridiques — touchant au statut, au prestige social. À l’extrême, ce sont moins des biens qui constituent la nature de l’échange que des contenus symboliques, des signes de puissance, de solidarité, de qualité, d’appartenance... (Mauss en donnera d’autres exemples dans les Parentés à plaisanteries, 1928) : le « potlatch » des Indiens de la côte pacifique de l’Amérique du Nord exprime la rivalité pacifique des groupes par la consommation et la destruction ostentatoire de richesses qu’il entraîne. Cet essai, publié avec d’autres textes en 1950, à la mort de Marcel Mauss, par les soins de G. Gurvitch et de C. Lévi-Strauss, exprime une théorie du « fait social total », qui est sans aucun doute le concept clé de l’œuvre de Mauss. Le fait social total est défini par l’interdépendance des différents paliers en profondeur de la réalité sociale ; il implique la totalité ou presque de la société et de ses institutions. Les phénomènes sociaux totaux sont à la fois d’ordre économique, juridique, religieux, esthétique, éthique... L’apport révolutionnaire de l’Essai sur le don, annonciateur de la méthode structurale, réside dans le fait que « pour la première fois le social cesse de relever de la qualité pure [...] et devient un système entre les parties duquel on peut découvrir des connexions, des équivalences et des solidarités », écrit Lévi-Strauss. D’un certain point de vue, toute la sociologie de Mauss aboutit à cet essai ou en découle ; c’est sans doute là qu’il faut rechercher l’unité de cette œuvre apparemment disparate. Il inaugure, selon Lévi-Strauss, auteur d’un article essentiel, « l’Œuvre de Marcel Mauss », paru dans les Cahiers internationaux de sociologie (1950, vol. 8, p. 72-112), une ère nouvelle pour les sciences sociales en général, car il rend comparables entre eux les produits de l’activité sociale et les rend substituables ; il réduit « à leur nature symbolique des choses qui n’y échappent que pour s’incommunicabiliser » (Lévi-Strauss). Les diverses opérations observées peuvent se ramener au plus petit nombre et finalement aux termes fondamentaux d’un équilibre. Tout comme le fera la linguistique structurale dans son domaine, la méthode inaugurée par Mauss — mais surtout suivie par sa postérité intellectuelle — permet de distinguer une donnée purement phénoménologique sur laquelle l’analyse scientifique n’a pas de prise, d’une infrastructure plus simple à laquelle le social doit toute sa réalité. Le souci constant de Mauss est de définir le social comme réalité ; et le social n’est réel que pour autant qu’il est intégré en système. Étudier le « don » sous cet angle, c’est saisir les rapports de ce phénomène social avec d’autres et avec le contexte général et singulier dans lequel il se déroule. C’est en ce sens, c’est-à-dire par ses implications multiples, que ce phénomène est « total ». L’étude du social ne peut alors que conduire à la compréhension de tout ce qui est fondamental non seulement dans telle ou telle société, mais dans toutes les démarches conscientes et inconscientes de l’homme, qui est un être social, et dont la nature s’explicite dans l’existence collective, le social étant le signifiant et le médiateur de l’intention personnelle. L’entreprise monumentale et ambitieuse de Marcel Mauss se veut, en fin de compte, une étude de l’« homme total ». Multiforme, inachevée, ambiguë, cette œuvre, dont il est malaisé de restituer l’unité, n’en a pas moins établi les fondements de l’anthropologie moderne.