Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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marxisme (suite)

Bien que condamnées, les thèses de Bernstein laissent des traces visibles, et parfois durables, en Allemagne et également en Russie, avec P. B. Strouve (Struve), qui renonce définitivement à l’idée d’un passage révolutionnaire au socialisme, et surtout avec M. I. Tougan-Baranovski, qui rompt en 1902 avec le marxisme en affirmant que les contradictions du capitalisme ne sont pas insurmontables, mais peuvent se maintenir en permanence dans un équilibre dynamique. Le révisionnisme aura d’autres adeptes.


La formation des militants et l’impact des nouveaux problèmes économiques

Le révisionnisme condamné, il n’en reste pas moins que la diffusion du marxisme suscite des problèmes nouveaux au sein de la lutte des classes. L’évolution des partis européens est confrontée avec le développement capitaliste du début du xxe s. : industrialisation axée beaucoup plus sur la fabrication des moyens de production (industrie chimique, électrique) que sur la production des biens de consommation ; pénétration internationale des groupes financiers et concentrations du capital ; colonialisme et multinationalité avec l’impérialisme. Ces problèmes apparaissent au sein de chacun des grands partis nationaux.

• En Allemagne et en Autriche. À Berlin, Karl Kautsky fonde une revue théorique, Die neue Zeit (1883-1917), qui donne aux leaders du mouvement ouvrier une tribune où la théorie est reine : Engels, Kautsky, Bernstein, Plekhanov, Rosa Luxemburg, Lénine, Trotski, Parvus, Mehring, D. Riazanov y écriront tour à tour. La condamnation des thèses de Bernstein, intervenue dès 1899, n’entraîne pas son exclusion : le « marxisme orthodoxe » de Kautsky triomphe dans les textes et les motions des congrès contre Bernstein. Son autorité et son prestige sont incontestables aux yeux des militants allemands et étrangers ; personne, pas même Lénine, qui voue une admiration sans réserve à l’organisation du parti allemand et à ses dirigeants, ne pressent ce que va devenir la social-démocratie en 1914. Cependant, le « marxisme orthodoxe » de Kautsky laisse deviner une conception qui, aujourd’hui, se révèle beaucoup plus formaliste de la pratique marxiste que ne le voulait le vieil Engels. Dans le Chemin du pouvoir (1909), Kautsky décrit l’« évolution vers la société future » comme un processus quasi naturel. Il dénonce le bernsteinisme en termes de moraliste individualiste : « La théorie de l’évolution pacifique vers le socialisme présente une grande lacune, et l’énorme rôle créateur de la vivante personnalité humaine et le libre arbitre sont appelés à la combler. » C’est avec des chiffres statistiques que Kautsky démontre que l’Allemagne est mûre pour le socialisme. Les termes mêmes par lesquels se fait sa discipline sont révélateurs : « L’évolution vers le socialisme n’est rien qu’une autre expression pour désigner l’aggravation croissante des antagonismes de classes, l’acheminement vers une époque de luttes de classes décisives que nous pouvons comprendre sous l’expression de révolution sociale. » Cependant, même cette brochure ne correspond pas aux vues du parti : la direction de celui-ci arrête sa diffusion, commencée en janvier, et exige des modifications de Kautsky. Celui-ci en consent quelques-unes mineures, mais surtout il accepte que le Comité directeur du Parti se désolidarise de ses thèses et que sa préface indique que le livre ne contient que ses idées personnelles. Clara Zetkin le lui reproche avec violence : « Les mots et les faits semblent avoir perdu leur sens pour toi. C’est vraiment une capitulation. Le Comité directeur [du parti social-démocrate] obtient tout ce qu’il voulait obtenir pour conserver la faveur des révisionnistes » (lettre à Kautsky du 16 mai 1909). Mais ces discussions sont ignorées de tous les militants.

Ce qu’on a appelé l’austro-marxisme s’attaque et approfondit entre autres la question nationale et le problème de l’impérialisme, dont font état, par exemple, Problème des minorités et social-démocratie (1907) d’Otto Bauer et Capital financier (1910) de Hilferding. Mais les austro-marxistes ont aussi formé par leurs écrits les militants, et leurs auteurs ont été aussi des chefs politiques ou syndicaux : Karl Renner, Rudolf Hilferding, Friedrich et Max Adler, Otto Bauer.

• En Italie. C’est un professeur de l’université de Rome, Antonio Labriola, ancien correspondant d’Engels, qui diffuse par ses écrits la pensée de Marx. Pour lui, la question de la conscience que doit avoir le prolétariat est primordiale : « Entre la nature de l’homme et l’histoire humaine il y a une équation parfaite. Il n’y a pas d’autre source de connaissance de l’homme en dehors de celle que nous offre l’histoire. L’homme est tout dans ce que l’homme fait. De là le fondement économique de tout le reste. De là le travail comme fil conducteur de l’histoire. De là la persuasion que les différentes formes sociales ne sont que les différentes formes de l’organisation du travail. De là le socialisme, qui n’est plus une simple aspiration ou attente. De là le concept de communisme, qui n’est pas un simple système de rapports économiques, mais une innovation de toute la conscience, en dehors des limites de toutes les illusions actuelles et dans l’organisation d’un humanisme positif (À propos de la crise du marxisme, 1899). L’un des ouvrages les plus importants de Labriola est un essai sur le Matérialisme historique (1896), qui est d’ailleurs immédiatement repris et commenté en Russie par Plekhanov (De la conception matérialiste de l’histoire, 1897).

• En Russie. C’est Plekhanov qui contribue le plus à diffuser le marxisme : premier traducteur en russe du Manifeste (1882), menant la lutte contre les populistes, il participe à la fondation, à Paris, de la IIe Internationale et forme toute une génération de révolutionnaires russes à partir d’une analyse rigoureuse, qu’il reproche aux populistes d’ignorer. Son Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire (1895) retrace les différents courants depuis les utopistes français et la philosophie idéaliste allemande, et annonce dans sa conclusion ce qui sera le thème de son action pédagogique ; de même que, dans l’Allemagne de Marx, « les effets nocifs du capitalisme ne pouvaient être atténués ou supprimés à chaque instant que dans la mesure où progressait la prise de conscience des producteurs » — chose que « Marx avait mieux comprise que les utopistes ; aussi son action s’est-elle révélée plus utile au peuple allemand » —, de même, en Russie, la prise de conscience du prolétariat est fondamentale : « Chez nous aussi on ne pourra lutter contre les effets nocifs de notre capitalisme que dans la mesure où le producteur prendra de plus en plus conscience de ce qu’il est. » Revenant encore sur l’importance de l’analyse matérialiste de l’histoire, Plekhanov renforce la nécessité de la prise de conscience par le caractère de classe de la dialectique matérialiste : « Contre le matérialisme moderne se dresse directement et résolument l’intérêt de la classe actuellement dominante, à l’influence de laquelle se soumet nécessairement la plus grande partie des savants de nos jours. La dialectique matérialiste, « qui ne s’incline devant rien et considère les choses sous leur aspect transitoire », ne peut pas jouir de la sympathie de la classe conservatrice qui est actuellement, en Occident, la bourgeoisie » (les Questions fondamentales du marxisme, 1908). Cependant, Plekhanov a rejoint les mencheviks après le IIe Congrès (1903), et la question de la guerre va le séparer radicalement de Lénine ; mais son rôle dans la diffusion du marxisme a été l’un des plus décisifs en Russie.