Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Marx (Karl) (suite)

Les mouvements démocratiques dans le monde reprennent de l’ampleur, et les travaux théoriques ne détournent pas Marx de la lutte : en 1864, il est invité à prendre la direction de l’Association générale des ouvriers allemands (Lassalle, avec qui il était en polémique, vient de disparaître). Peu après est fondée à Londres l’Association internationale des travailleurs, dont il rédige l’Adresse inaugurale et les Statuts, et pour laquelle il ne cessera de se dépenser, luttant, en particulier, pour faire prévaloir ses conceptions sur celles de l’anarchiste Bakounine (v. Internationales [les]). Le livre premier du Capital paraît enfin en 1867, édité en Allemagne et tiré à 1 000 exemplaires.

Marx vient à Paris en 1869 chez sa fille Laura, mariée depuis un an avec Paul Lafargue (1842-1911), qui sera un dirigeant du parti socialiste français, comme J. Guesde*, que Marx rencontrera également. En 1871, il suit de près la Commune* de Paris et, dès la fin mai, il écrit la Guerre civile en France, appréciation profonde et efficace du mouvement révolutionnaire parisien. Il continue la rédaction du Capital (qui restera néanmoins inachevé), s’occupe de la traduction française du livre premier, produit en 1875 les fameuses Gloses marginales au programme du parti ouvrier allemand (Critique du programme de Gotha) et aide Engels dans la rédaction de son ouvrage contre Dühring (Anti-Dühring, 1878). Malade, il fait diverses cures (Karlsbad, Enghien, Alger), mais continue à multiplier les contacts avec les socialistes d’Europe, en particulier avec les socialistes français, pour lesquels il donne les Considérants du programme du parti ouvrier français (1880), allemands (Wilhelm Liebknecht) et les socialistes russes (Vera I. Zassoulitch).

Il perd en 1881 sa femme, atteinte d’un cancer au foie, puis en 1883 sa fille Jenny, qui avait épousé Charles Longuet (1839-1903) en 1872. Lui-même, épuisé, meurt le 14 mars 1883.

F. M. et J. M.


La pensée de Karl Marx

Peu de temps avant sa mort, Marx protesta un jour devant les graves falsifications subies par ses idées « Moi, je ne suis pas marxiste ». Il existe en effet une distance entre la pensée de Karl Marx et les doctrines couvertes par le vocable de marxisme*. Il convient donc d’examiner séparément, d’une part, la théorie marxienne dans sa richesse et sa complexité et, d’autre part, son devenir « marxiste », en tant que doctrine de parti d’abord et idéologie (au sens de Marx) d’État ensuite.

Par-delà la diversité apparente qui la caractérise et qui ne cesse d’inspirer les multiples découvertes de différents spécialistes, la théorie développée par Karl Marx présente une unité profonde qui réside dans son fondement critique et révolutionnaire. La critique radicale de tout ce qui existe, la critique totale « qui n’a pas peur de ses propres résultats » (Lettre à Ruge), est le noyau constant et fondamental de l’œuvre de Marx. Toutes les tentatives — anciennes ou modernes — de subdiviser cette œuvre en domaines séparés ont abouti à un échec méthodologique.


Critique des idéologies

• La religion. Le point de départ de la critique marxienne est la critique de la religion, qui constitue la « condition de toute critique ». Esquissée par Hegel dans ses écrits de jeunesse, formulée par Feuerbach dans l’Essence du christianisme et approfondie par la gauche hégélienne (B. Bauer, D. F. Strauss, etc.), cette critique n’en reste pas moins, aux yeux de Marx, insuffisante. Car il s’agit non seulement de dénoncer l’essence fantastique et illusoire de la religion, mais aussi de démasquer son arrière-fond matériel. La suppression de la religion, « en tant que bonheur illusoire », devient une exigence première pour atteindre le monde réel. Puisque l’homme, c’est le monde de l’homme, c’est-à-dire l’État et la société, ceux-ci produisent la religion, « conscience renversée du monde », car eux-mêmes sont « un monde renversé ». Une fois dévoilée dans ses véritables dimensions, la religion n’est plus que l’« opium du peuple ». Alors « la critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique ». Désormais, pour réaliser la critique réelle de la religion, il faudra abolir pratiquement toutes les conditions sociales dans lesquelles l’homme est « un être avili et asservi » (Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction).

• La philosophie. La critique de l’aliénation religieuse a été opérée, en grande partie, grâce à la philosophie. Pour Marx, celle-ci a atteint son ultime expression — et donc son ultime aliénation — dans le système de Hegel. Dès sa thèse de doctorat, Marx place la philosophie sous le signe de Prométhée, c’est-à-dire de la révolte. Seulement, « les philosophes ne sortent pas de terre comme des champignons ; ils sont les fruits de leur époque, de leur peuple, dont les énergies les plus subtiles, les plus précieuses et les moins visibles s’expriment dans les idées philosophiques ». Marx s’insurge contre le conservatisme du penseur dialectique, qui, comprenant que la philosophie ne peut être qu’une interprétation post factum du monde et de l’histoire, a fini par défendre le statu quo dominant incarné par la monarchie prussienne réactionnaire, alors que la véritable tâche consiste maintenant à réaliser le projet philosophique dialectiquement : « supprimer la philosophie en la réalisant et la réaliser en la supprimant ». Toutefois, cette tâche n’est plus du domaine de la théorie, mais de la pratique. Une nouvelle force sociale capable de l’assumer jusqu’au bout est née ; l’héritier de la philosophie, c’est le prolétariat naissant. « De même que la philosophie trouve dans le prolétariat des armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes spirituelles. La tête de cette émancipation est la philosophie, son cœur est le prolétariat. La philosophie ne peut se réaliser sans la suppression du prolétariat, le prolétariat ne peut se supprimer sans réaliser la philosophie. » Portant des chaînes radicales, la classe ouvrière porte en elle-même la dissolution de toutes les classes. De la critique de la philosophie, Marx en arrive à formuler le projet révolutionnaire : « Les philosophes ont jusqu’ici interprété le monde [...], il s’agit de le transformer », et il passe à une nouvelle conception du communisme.