Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Marivaux (Pierre Carlet de Chamblain de) (suite)

L’amour peut encore se heurter à un obstacle imprévu. Marivaux s’est aperçu que l’amour peut mourir sans qu’on sache pourquoi, de même qu’il est né sans qu’on sache comment. C’est pourquoi il ne peint jamais la naissance ou la mort de l’amour que s’accompagnant de stupeur. Un mot fameux, je ne sais où j’en suis, caractérise cette théorie de l’amour conçu comme une sorte de maladie. Il est d’ailleurs significatif que les contemporains de Marivaux lui aient attribué la création de l’expression tomber amoureux, d’après le modèle de tomber malade. On a même pu dire que, pour lui, le moi n’existait pas : nous ne serions qu’une suite de phénomènes plus ou moins rattachés à des phénomènes antérieurs par la mémoire (G. Poulet). Leo Spitzer a montré que le « cœur » propre aux héroïnes de Marivaux est un principe de stabilité et de continuité. Il n’en reste pas moins qu’il y a dans le théâtre de Marivaux une sorte de philosophie que l’on pourrait appeler un existentialisme de l’amour.

Sur ce fond général, les variations sont nombreuses. Toutes les pièces sont des comédies, à l’exception d’une tragédie en vers, Annibal (1720), qui n’eut qu’un succès médiocre, et une tragédie en prose, Ibrahim second, à laquelle Marivaux s’essaya au moment où La Motte mettait en prose son Œdipe (1725) et qu’il ne poussa pas au-delà du premier acte. La plupart furent destinées au Théâtre-Italien, restauré à Paris en 1716 par Luigi Riccoboni, dit Lelio. Marivaux n’aurait sans doute jamais écrit un théâtre de ce style s’il n’avait trouvé des collaborateurs éminents dans ses interprètes italiens, doués d’une sensibilité particulière, notamment l’actrice Silvia, dont il s’amusa à faire le portrait intérieur. Pour la première fois en France, des acteurs jouent à visage découvert leur propre personnage ; d’où une impression de réalisme presque insupportable, sensible quand on compare les pièces italiennes aux pièces françaises.

Si l’on néglige une pièce allégorique, l’Amour et vérité (3 mars 1720, trois actes, Théâtre-Italien), les véritables débuts de Marivaux eurent lieu avec Arlequin poli par l’amour (17 oct. 1720, un acte, Théâtre-Italien). Le sujet, tiré d’un conte de fées de Mme Durand, se relie à un thème folklorique. C’est un lieu commun de la sagesse des nations que l’amour produit une seconde naissance, une sorte d’initiation. Boccace, Molière, La Fontaine, Dryden avaient montré comment un éveil physique peut illuminer toute une âme. Chez Marivaux, le tableau de l’amour-naissance chez le petit Arlequin et chez la bergère Silvia n’est pas principalement charnel : c’est un amour complet. Quant à l’utilisation de la féerie, dont la tradition remonte au théâtre de la Foire, elle s’explique par le fait que, par référence aux sentiments des personnages mis en scène, il n’y a pas de différence essentielle entre actes naturels et prodiges. Le merveilleux, dans cette perspective, est une catégorie quasi naturelle, n’ayant d’autre fonction que de souligner d’un signe plaisant, d’une arabesque certaines transformations imperceptibles de l’âme humaine. La féerie subsiste, mais intériorisée : elle n’est plus un divertissement d’acrobates, mais un ensemble d’éléments miraculeux qui permettent de composer un paysage psychologique avec ses fantaisies et ses catastrophes. Mais si Arlequin poli par l’amour emprunte son sujet à la matière de Bretagne, celle-ci prend une forme nouvelle de par la rencontre des comédiens-italiens. Au milieu des entreprises tragiques de la fée, Arlequin prend un relief particulier. Dans l’ancien Théâtre-Italien, il n’était qu’un personnage ridicule, un balourd, dont la laideur physique était soulignée par l’emploi du demi-masque de cuir noir. Marivaux s’est brusquement avisé de la beauté spéciale d’Arlequin, de ce que peut avoir de séduisant, pour une femme du monde blasée, son animalité sensuelle. C’est qu’Arlequin n’est pas le naïf enfant de la nature à la façon de l’Arlequin sauvage d’un contemporain, L. F. Delisle de La Drevetière († 1756) ; c’est un primitif qu’il s’agit d’éveiller à l’amour dans une atmosphère de participation magique. Et c’est ici qu’intervient le problème du langage. À l’époque, la naissance de l’amour, chez les êtres primitifs, pose un problème d’expression : les jeunes gens de cet ordre ne savent qu’ils aiment que quand ils parviennent à exprimer leur amour. Cette initiation à l’amour par le langage avait déjà été étudiée par La Fontaine dans sa fable Tircis et Amaranthe. Ici, la situation est compliquée par les leçons que Silvia reçoit de sa cousine. Celle-ci, corrompue par une civilisation artificielle, enseigne que le langage ne doit pas traduire des sentiments, mais les masquer. Marivaux s’insurge contre cette dégradation du langage : Arlequin et Silvia sont mandatés par lui pour rendre aux mots leur valeur réelle. La lutte entre le langage sophistiqué de l’amour et la spontanéité du cœur se conclut par un joli mot de Silvia dans la scène X, qui est un chef-d’œuvre : « Ce sont des causeurs qui n’entendent rien à notre affaire. »

La Surprise de l’amour (3 mai 1722, trois actes, Théâtre-Italien) est un grand chef-d’œuvre. Fidèle au genre créé dans la pièce précédente, Marivaux l’infléchit dans un sens plus littéraire. Le dialogue est plus brillant. Deux nouveaux acteurs sont mis en vedette, Lélio, que les contemporains disaient « très propre à peindre les passions tristes », mais « n’exprimant pas aussi bien la joie », et surtout Silvia. Une anecdote raconte comment, à l’occasion de la présente pièce, Marivaux avait fait la connaissance de son actrice. Il est certain que la Surprise de l’amour, comme la plupart des pièces qui suivent, est composée pour mettre en valeur l’âme de Silvia. Ce qui caractérisait celle-ci, aux dires des contemporains, outre l’élégance de la démarche, l’air noble du visage et les manières aisées et affables, était la « finesse de ses propos », sans le moindre « air de prétention ». Casanova, qui l’a connue alors qu’elle avait déjà atteint la cinquantaine, insiste sur l’énigme que constituait en elle l’alliance de la politesse mondaine et du naturel : « Tout en elle était nature, dit-il, l’art même qui la perfectionnait était toujours caché. » Chez toutes les héroïnes de Marivaux, l’art semble n’être précisément qu’un prolongement de la nature.