Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Mann (Thomas) (suite)

Quatre ans après la défaite de 1918, Thomas Mann adhérait solennellement à la république de Weimar ; il engageait les Allemands à rejoindre l’Occident, par une démocratie parlementaire et la confiance dans l’avenir de leur république ; c’est le sens de l’opuscule De la République allemande (Von deutscher Republik), qui est de 1922. Cet engagement politique, imprévisible à la vérité avant 1914 et assez contraire à l’idée que Thomas Mann se faisait de l’artiste, allait durer jusqu’à sa mort : d’abord par l’urgence des grandes questions qui traversaient la vie précaire de la république de Weimar, pour laquelle le romancier multiplia les appels durant les années de crise qui précédèrent l’avènement de Hitler.

En 1933, Thomas Mann quittait l’Allemagne, séjournait d’abord en France, puis près de Zurich, avant de s’installer en 1938 aux États-Unis, en Californie. Durant les années de guerre, il devait lancer par radio des appels aux Allemands qui, avec le texte d’une conférence de 1945, l’Allemagne et les Allemands (Deutschland und die Deutschen), constituent le dernier état de sa philosophie politique, de sa conception de l’Allemagne, de sa mission parmi les nations. Les textes de ces émissions ont été réunis en 1945 sous le titre d’Auditeurs allemands (Deutsche Hörer !).

Pendant l’exil, qui ne devait s’achever qu’avec sa mort, le romancier a continué à produire. Très attaché à son pays, qu’il avait quitté à grand-peine, il découvrit alors que la langue allemande constituait pour lui, écrivain, la part inaliénable de sa patrie, dont il continuait à vivre et qu’il enrichissait aussi en poursuivant son œuvre.

Dans les années 1933-1943 sortirent quatre romans réunis sous le titre de Joseph et ses frères (Joseph und seine Brüder) : en 1933, les Histoires de Jacob (Die Geschichten Jaakobs) ; en 1934, le Jeune Joseph (Der junge Joseph) ; en 1936, Joseph en Égypte (Joseph in Ägypten) ; enfin, en 1943, Joseph le nourricier (Joseph der Ernährer). C’est un retour aux sources bibliques de la civilisation d’Occident dans un temps où elle est menacée ; l’auteur y donne comme son interprétation des vérités humaines permanentes qui sont illustrées dans les épisodes du Livre des Hébreux. Le roman fait apparaître, au milieu de considérations étayées sur des connaissances historiques et psychologiques, des types d’hommes et de situations qui se sont retrouvés à travers les siècles. La clairvoyance victorieuse de Joseph et de Jacob y devient le signe de la supériorité de l’esprit sur la violence et le sang.

Sur un autre plan, c’est encore une profession de foi, en 1939, que Charlotte à Weimar (Lotte in Weimar) : Thomas Mann, comme il l’avait déjà fait en 1932, se rattache à Goethe, sage et humaniste, pour s’opposer mieux à l’hitlérisme. Prêtant volontiers alors à Goethe quelques-unes de ses propres pensées, l’auteur raconte, d’après une anecdote véridique, la visite faite en 1816 à Weimar par Charlotte Kestner, la même qui, quarante ans plus tôt, avait servi de modèle à la Charlotte de Werther. Occasion aussi de revenir sur la psychologie de l’artiste, souci constant chez Thomas Mann.

Le Docteur Faustus (Doktor Faustus), le dernier grand roman, écrit aux États-Unis, paru en 1947, est aussi l’histoire d’un artiste, un musicien, le compositeur Adrian Leverkühn ; c’est une œuvre proprement mythique, peut-être plus importante que toutes les autres, car l’auteur y a incorporé une somme immense de réflexions sur le destin de l’Allemagne et le sens de sa culture. Pour y mettre ensemble des évocations du Saint Empire, des allusions incessantes à l’empire de Guillaume II et des descriptions à peine transposées de la période hitlérienne, il fallait une technique romanesque élargie et subtile, faite de rappels et d’allusions, de dédoublements et de monologues intérieurs. L’histoire du compositeur Leverkühn y est contée par son ami Serenus Zeitblom, professeur humaniste, effrayé de tout ce à quoi il assiste, mais fidèle chroniqueur et intelligent interprète de son ami. Adrian Leverkühn lui-même, dont les doctrines musicales reprennent celle de Schönberg, le dodécaphoniste, est à la recherche de l’absolu. Il voudrait écrire l’œuvre musicale qui résumerait toutes les autres et toutes ses pensées, celle après laquelle il n’y aurait plus rien à mettre en musique. Gravissant les degrés de l’abstraction, il en arrive à une sorte d’algèbre tout à fait surnaturelle, il est au-delà du langage et même du langage musical, il est incapable d’exprimer quoi que ce soit et il sombre dans la folie.

La problématique, qui s’exprimait dans les œuvres de la jeunesse en particulier, a été poussée ici à ses dernières conséquences : l’artiste, qui devait prendre conscience et surtout exprimer, se trouve devant un mur infranchissable ; il ne peut plus rien exprimer. La singularité créatrice se détruit elle-même ou bien est rendue vaine par l’inhumanité de l’époque. Qu’on choisisse l’une ou l’autre interprétation, il est clair que le Docteur Faustus contient une analyse sans indulgence de l’Allemagne au xxe s., ce qui lui aliéna beaucoup de lecteurs. Il contient aussi une manière de retour sur soi de la part de l’auteur. En effet, derrière Leverkühn il y a certainement, sinon uniquement, Friedrich Nietzsche, mais ce n’est plus ici l’inspiré génial qui est évoqué, mais le voyageur vertigineux, égaré sur les sommets dont l’éclat l’avait fasciné ; c’est le danger des doctrines de Nietzsche qui est ici mis en relief, car elles conduisent à un échec qui est aussi un suicide. Thomas Mann, dans une étude de 1948, la Philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience (Nietzsches Philosophie im Lichte unserer Erfahrung), compare Nietzsche à un grimpeur intrépide, mais qui présume de ses forces : il monte sans regarder jamais derrière lui et se trouve ainsi accroché à une falaise d’où il ne peut plus monter vers le haut, alors qu’il a coupé tout chemin de retour dans la vallée. Qu’il s’agisse de rêves philosophiques ou hégémoniques, c’est bien aux Allemands de son temps que songeait le romancier.