Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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manifestes littéraires

Le mot manifeste n’est entré dans la terminologie littéraire qu’au xixe s. Il apparaît pour la première fois, semble-t-il, dans le Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au xvie siècle (1828), où Sainte-Beuve compare la Défense et illustration au manifeste d’une « insurrection soudaine », mais c’est en 1886 seulement qu’il acquiert droit de cité avec le Manifeste du symbolisme de Moréas (le Figaro, 18 sept.).


Il constituerait, tout compte fait, une nomenclature restreinte si les historiens de la littérature ne rangeaient sous la rubrique « manifeste » bon nombre de textes qui ne se sont pas désignés comme tels. Ouvrage théorique ou préface, le manifeste appartient en premier lieu au domaine de la critique. Il ne s’en distingue que parce qu’il est le plus souvent œuvre d’écrivain et, pour cette raison, profession de foi : à cet égard, les thèses de Corneille sur la tragédie (1660), l’Essai sur la poésie dramatique de Dryden (1668) ou la Parfaite Poésie de Muratori (1706) sont déjà des manifestes. Mais son caractère le plus spécifique rappelle son origine dans le vocabulaire diplomatique : il est une déclaration publique. En prise sur l’histoire, sa parution est en elle-même un événement. Le manifeste peut être simplement le point des débats d’un cénacle — le traité de Muratori est un des manifestes de l’académie romaine de l’Arcadie, initiatrice du goût classique en Italie —, mais il est surtout le témoignage le plus vivant des querelles d’écoles (d’où cette coloration polémique que Voltaire relevait déjà dans les manifestes diplomatiques) : bon nombre d’écrits théoriques parus au temps de la querelle des Anciens et des Modernes jouent indiscutablement le rôle de manifestes, tels les Parallèles de Perrault (1688-1697).

On pourrait appeler manifestes froids certains textes critiques de la première génération romantique anglaise, comme la préface des Ballades lyriques de Wordsworth (1798), dans la mesure où, professions de foi d’auteur, ils ne s’inscrivent pas dans le contexte d’une polémique. Par contre, la constitution des écoles romantiques et la proclamation de la mission sociale du poète suscitent une vague de manifestes authentiques. En France, Nos doctrines de A. Guiraud (1824), les deux Racine et Shakespeare de Stendhal (1823 et 1825), les préfaces de Victor Hugo des années 1820-1830, celle de Cromwell surtout (1827), la Lettre à Lord de Vigny (1829) jalonnent la bataille anticlassique. Si, en Allemagne, la préface des Gardiens de la couronne d’Arnim (1817) a la sérénité d’une méditation, l’Allocution à la poésie du Vénézuélien Andrés Bello (1823) est directement liée à une prise de conscience nationale des intellectuels sud-américains. Dès cette époque, les revues jouent un rôle capital dans la diffusion d’articles-manifestes, qu’elles contribuent à insérer dans l’actualité : ainsi Aurora, créée en 1822 par le poète hongrois K. Kisfaludy, Athenäum des frères Schlegel, organe de l’école d’Iéna (1798-1800), ou Il Conciliatore de Milan (1818-19), où écrivent des critiques, comme G. Berchet, et qui est une véritable tribune libérale.

Avec la polémique des slavophiles et des occidentalistes, dans les années 1830-1840, la littérature russe vit en symbiose étroite, non seulement avec les autres arts, mais avec la politique : manifestes indiscutablement, certains articles de grandes revues n’ont pas un caractère exclusivement littéraire ; au reste, ils sont signés non seulement par des écrivains ou des critiques, mais aussi par des historiens ou des sociologues : on peut relever cependant les Regards d’un Russe sur la culture européenne, parus en 1841 dans la Revue moscovite, manifeste slavophile auquel s’opposent les manifestes occidentalistes révolutionnaires de Belinski dans le Télescope, puis dans l’Observateur moscovite, sources théoriques essentielles de l’école réaliste russe à partir de 1846.

L’événement de la publication peut devenir dès lors au moins aussi important que le texte lui-même, au point de conférer un caractère polémique à des œuvres qui en étaient dénuées : publié en 1840, dix-huit ans après la mort de son auteur, l’essai de Shelley, Défense de la poésie, devient, en plein essor des thèses utilitaristes, une manière de manifeste romantique.

Profession de foi d’un groupe d’auteurs, programme d’un cénacle qui aspire à jouer le rôle d’une intelligentsia provinciale, la Déclaration de Fontségugne (1854), signée de Mistral et des félibres, appartient encore au type des manifestes romantiques. Par contre, la parution du manifeste éponyme de 1876 est un événement révélateur : il est remarquable qu’elle coïncide avec une crise profonde de la critique traditionnelle, en butte aux attaques conjuguées de la jeune critique positiviste et des écrivains naturalistes. En s’affirmant comme tels et en se multipliant, les manifestes tendent à s’émanciper de la tutelle de la critique, dont ils ont été en somme l’aile marchante. Du même coup, ils révèlent une revendication fondamentale des écrivains : se faire reconnaître comme individualités ou comme groupes spécifiques et jouer un rôle dans une société qui les rejette.

Au Manifeste du symbolisme succèdent en France le Manifeste de la Terre (1887), texte collectif dirigé contre Zola, le Manifeste de l’école romane, rédigé par Moréas (1891), et le Manifeste du naturisme (1897), qui a Saint-Georges de Bouhélier pour auteur. Puis, comme à l’époque romantique, les revues, porte-parole d’écoles ou de cénacles plus ou moins éphémères, multiplient dans la première décennie du xxe s. les déclarations comme autant de manifestes : en France, la Phalange, l’Occident, le Divan, la Renaissance latine ; en Italie : La Voce, La Ronda.

Depuis cette époque, les articles de Lounatcharski sur la littérature prolétarienne (1903), les publications polémiques opposant en 1910 cadets et socialistes révolutionnaires russes sur le rôle de l’intelligentsia dans la vie politique, le Manifeste du futurisme de Marinetti (le Figaro, 20 févr. 1909), dont l’incidence a été considérable en Italie et en Russie, les manifestes surréalistes — le Manifeste dada (1918) ; les textes de Breton : en particulier le premier Manifeste du surréalisme de 1924 et Pour un art révolutionnaire indépendant (1938), auquel Trotski joignit sa signature —, l’article de Bontempelli exposant les thèses de l’esthétisme novecentiste (Illustration italienne, 20 sept. 1934), le manifeste anglais de l’Apocalypse (1938), déclaration de guerre à la civilisation mécanisée, l’article de Sartre sur l’engagement de l’écrivain paru dans le premier numéro des Temps modernes (1945), les articles de Robbe-Grillet sur le « nouveau roman » (publiés en librairie en 1966) s’inscrivent dans des périodes critiques de la vie littéraire. Amorcée dans les années 1880, l’émancipation des manifestes n’a, cependant, pas été définitive : s’ils ont joué, en totalité ou en partie, le rôle de manifestes, des ouvrages comme le Roman expérimental de Zola (1880), le traité d’Edschmid Sur l’expressionnisme (1919) ou le Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre (1947) n’en restent pas moins du domaine de la critique. Mais le manifeste ne remplit pleinement son rôle que lorsqu’il paraît dans un périodique sous la forme ramassée d’un article, voire d’un communiqué, situant d’emblée — par le seul choix du support et de la forme de publication — le rapport historique fondamental que l’écrivain entretient avec la société.

V. F.