Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

magie (suite)

Par ailleurs, le caractère de galimatias incompréhensible, souvent proche de l’onomatopée, des formules magiques résulte en partie du fait qu’au cours des âges les incantations se sont condensées, rétrécies à des signifiants minimums : les prières ont été réduites au nom divin ou démoniaque qu’elles invoquaient ; les charmes sont devenus la seule énonciation d’un nom propre ou commun ; les noms, à leur tour, de simples lettres. Les énigmes, telles les Ephesia Grammata en Grèce, ou encore les fausses formules algébriques en alchimie proviennent de ces réductions successives.

Quant aux amulettes et talismans, dont la fabrication constitue une des pratiques importantes de la magie, les premières auraient pour rôle d’écarter le malheur, et les seconds d’apporter le bonheur ; la distinction semble en fait assez spécieuse. L’important est de savoir que, si leur forme comme leur nature découlent de la croyance aux règles de la sympathie-homéopathie (chez les Sothos, par exemple, on porte une patte de milan pour acquérir la rapidité de cet oiseau), l’essentiel de la puissance de ces objets vient de la personne du magicien qui les a fabriqués ou incantés. Pour les talismans et les amulettes qui ne sont pas passés par les mains d’un magicien, ils doivent leur vertu à certaines qualités intrinsèques : aspect ou matière insolites, pierres précieuses, métaux rares, fer (particulièrement chargé de valeur symbolique), objets associés à un événement heureux, assemblage d’ingrédients étranges ou simplement rares ; certains individus, réputés pour leur chance, servent même de mascottes. Quoi qu’il en soit, comme le note Marcel Mauss*, intrinsèques ou acquises, les vertus de ces objets sont considérées comme permanentes.


Démonologie

L’esprit constitue la matérialisation de la puissance, tant des propriétés que des rites ; c’est la concrétisation, grâce à un agent personnel, de l’idée de cause agissante. L’animal auxiliaire, le double du magicien, examinés ci-dessus, offrent une représentation personnifiée de la puissance de ce dernier et de son mode d’action. La même volonté de personnification sous-tend le rite ; on s’adresse à la chose visée en tant que personne, sous un nom propre ou commun ; cela est particulièrement net lorsque l’incantation s’emploie à chasser une maladie (interpellant la jaunisse, par exemple). Ainsi concrétisé, l’esprit obéit plus aisément au rite qui lui prescrit le sens de son intervention. Cependant, bien que le rite soit presque toujours vraiment contraignant, il arrive que l’esprit garde, malgré sa qualité d’auxiliaire, une certaine autonomie ; il représente alors la part du hasard. Il existe trois catégories d’esprits. Ce sont, en premier lieu, les âmes des morts, spécialement celles des individus victimes d’une mort violente, des défunts non ensevelis, des femmes décédées en couches, des enfants mort-nés, et celles des criminels, lorsqu’il s’agit de cérémonies maléfiques. Dans d’autres rituels, les esprits sont les âmes des magiciens ou des morts qui se sont manifestés par un fait d’éclat : c’est le cas des esprits « tindalos » en Mélanésie occidentale. Les démons, eux, sont assimilables non à des diables, mais à des génies ; ils sont parfois confondus avec les précédents ; chez les Aruntas aux îles Salomon, en Floride et en Inde, ce sont toutefois des êtres indépendants. Enfin, certains esprits sont empruntés aux religions : ce sont en fait des dieux transformés selon les exigences de l’univers magique, changement au cours duquel ils perdent leur individualité pour devenir de simples noms. Ces emprunts sont notables : en Europe chrétienne (saints) ; en Inde, où les dieux sont utilisés pour des maléfices ; en Malaysia et au Champa, anciennement hindouisés, où le panthéon brahmanique a été entièrement restitué dans la magie ; en Grèce antique (dieux égyptiens, anges et prophètes juifs). En règle générale, les esprits ont ceci de commun qu’ils ne possèdent pas de véritable individualité. Regroupés en séries, leurs noms éventuels renvoient seulement à leurs vertus spécifiques (ainsi les démons Fièvre ou Fatigue). On peut dire que la magie, en général, n’accorde de nom propre qu’aux propriétés, aux qualités impersonnelles — au point que les formules magiques elles-mêmes deviennent souvent des démons.


Force magique, mana

La représentation d’une force se situe au cœur de l’univers et de la pratique magiques ; elle en forme le substrat. Les notions de pouvoir magique, d’efficacité du rite, de rôle des propriétés supposent en réalité l’existence première d’une force dont l’émergence et l’intervention ne sont que suscitées par le rite. Les lois de sympathie ne constituent donc pas cette force : le rite se borne à provoquer un mouvement, un déplacement de celle-ci, et c’est elle qui confère l’efficacité. Aussi bien, le pouvoir du magicien, l’action du rite ou de l’esprit ne sont que les différentes expressions, concrétisations, actualisations de cette force originelle, dont l’idée se retrouve partout. Le mana*, commun à toutes les langues mélanésiennes et à la plupart des langues polynésiennes, est considéré comme le prototype de cette notion par Hubert et M. Mauss. Le mot est employé tout à la fois comme substantif, qualificatif ou verbe, renvoyant à la puissance, à la qualité, à l’état ou à l’acte, à une chose ou à un être magiques ; il peut encore désigner pour un être ou une chose le fait d’avoir été incanté. Les êtres, cependant, ne sont pas le mana ; ils le détiennent en vue de telle ou telle action. Le mana, qui demeure toujours impersonnel, doit être distingué des esprits, dont certains seulement sont doués, prenant par là même leur caractère magique. En vérité, il conserve, par rapport à l’être ou à la chose qui en est investi, sa propre autonomie : il est en état de circulation permanente et, même fixé momentanément, il est toujours susceptible d’être perdu ; sa conservation suppose, de la part de celui qui le détient, un effort permanent. On doit, pour ne pas le perdre, éviter certains actes ou contacts (les chefs risquent, par exemple, de perdre une partie de leur mana au contact de leurs inférieurs). Il faut surtout retenir la polyvalence de cette notion : le mana est perçu autant comme la puissance même que comme cause et origine de l’efficience dans ses applications particulières ; il a ceci de spécifique qu’il est le conséquent de son propre antécédent, étant également présent dans la cause et dans l’effet. C’est lui, en tout cas, qui engendre la valeur magique et confère l’efficacité. Il ne suffit pas de dire qu’il alimente la croyance à la magie ; il forme en réalité la substance même de la magie, et c’est sur sa trame qu’elle s’organise, nourrissant à son tour la prégnance du mana. Le rôle du mana se partage entre les deux pôles d’un dynamisme et d’un ordre. Le rythme vital, la symbiose dont nous parlions, qui lie les éléments de monde magique en une vaste unité cosmique, ne s’explique pas autrement. Conditionnant l’ensemble des notions, lois ou représentations magiques, le mana anime ces éléments, leur insuffle le mouvement. D’autre part, il régit : renvoyant à l’idée d’une sphère supérieure, extérieure à la réalité et remplie d’êtres spirituels, où la magie accède par ses rites qui s’y déroulent (les rites ont une parenté de substance avec cette sphère, cela expliquant qu’ils confèrent aux choses des qualités qu’elles ne possèdent pas en elles-mêmes), il assigne à chaque être sa place au sein d’une échelle de valeurs où ce qui est s’insère en fonction de son degré de proximité (rituellement obtenue ou non) avec la « sphère » en question. Plus étroite est cette proximité (chez les chefs notamment), plus élevé est le potentiel magique. Le mana justifie la prééminence du magicien, et c’est parce que celui-ci en est imprégné qu’armé de ses rites il peut contraindre les esprits dotés de mana.

Notons enfin que la notion de mana se retrouve en de multiples régions sous d’autres noms.