Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Maghreb (littérature arabe du) (suite)

En Europe, on a longtemps méconnu les influences profondes exercées par l’islām, pas seulement de l’Orient, mais surtout du monde arabo-andalou et maghrébin, sur le Moyen Âge chrétien : en fait, il s’agit d’un héritage inappréciable. Alors que la plus grande partie de l’Europe vivait une période d’ombre, la civilisation musulmane s’épanouissait, encore plus raffinée, plus luxueuse, plus séduisante, sur les rives de la Méditerranée occidentale. À côté de l’apport précieux des savants ou des médecins, celui des artistes et surtout des écrivains est certainement un des aspects les plus attachants de la contribution de l’islām occidental à la pensée européenne de laquelle naîtra la Renaissance.

Les troubadours n’ont-ils pas emprunté à la poésie arabo-andalouse les formes et les thèmes pour les faire chanter d’un château à l’autre ?

Les moines savants n’ont-ils pas attendu d’avoir à leur portée, grâce aux traducteurs et aux philosophes musulmans, la richesse des œuvres grecques pour se livrer à leurs spéculations métaphysiques ?

L’islām, relais des civilisations anciennes, riche de ses propres valeurs, s’enrichit encore au contact des particularismes locaux des pays conquis.

Dès le début du viiie s., toute l’Afrique du Nord est dominée, et, en 711, l’Espagne est envahie. Bien sûr, tout n’est pas pour autant pacifié ! Les dynasties locales se font et se défont, selon les rivalités des chefs, la turbulence berbère et les sympathies religieuses : Rustémides à Tāhert, Midrarides à Sidjilmāsa, Idrīsides* à Fès et surtout Arhlabides* en Ifrīqiya, la Tunisie d’aujourd’hui, où, plus tard, les Fāṭimides* débuteront avant d’aller s’installer au Caire. La Sicile elle-même devient musulmane.

C’est pour le Maghreb une période de rayonnement, non seulement politique et militaire, mais aussi artistique et littéraire. Malheureusement, les documents sont rares, et les manuscrits ont disparu ou bien ne sont pas encore exploités.

En même temps, de l’autre côté du détroit, l’Espagne* accueille un prince omeyyade, ‘Abd al-Raḥmān, seul rescapté de sa famille, qui fonde à Cordoue, en 756, une dynastie ; pendant près de trois siècles, celle-ci brillera d’un incomparable éclat (v. Omeyyades). Dès 928, ‘Abd al-Raḥmān III* se proclame calife. C’est sous son fils Ḥakam II que le pays s’épanouit véritablement et fait rayonner arts, sciences et lettres ; l’université de Cordoue devient la plus renommée entre toutes ; le calife lui-même possède une bibliothèque de 400 000 volumes ! Mais la culture n’est pas le privilège de la Cour : on ne compte pas moins de vingt-sept écoles où un enseignement gratuit est dispensé pour tous. On y vient d’Afrique du Nord, de toute l’Espagne et même d’au-delà des frontières. Car l’éclat intellectuel de cette civilisation attire tout le monde, y compris les chrétiens et les juifs. D’ailleurs, la conquête ne s’est pas faite sans l’assentiment des populations locales : les rois wisigoths étaient détestés, et chacun souhaitait un changement. Ainsi, les juifs, persécutés, accueillent avec enthousiasme les musulmans. La tolérance, telle qu’elle se manifeste dans l’Espagne musulmane, leur permet de s’épanouir et de participer à la grandeur de cette civilisation, tant en Espagne qu’en Afrique du Nord. C’est l’âge d’or judéo-espagnol avec des auteurs tels que Salomon ibn Gabirol (Avicébron [v. 1020-v. 1058]), Juda Ha-Levi (v. 1085-v. 1141), Moïse ibn Ezra (v. 1060-1135), tous poètes-philosophes qui écrivent en arabe, puis qui sont traduits en hébreu.

Les chefs chrétiens adoptent les mœurs des cours arabes et en garderont l’habitude dans leurs châteaux, même après la Reconquista. Et n’est-ce pas en Sicile, alors qu’elle est déjà perdue pour l’islām, que les rois chrétiens, tel Roger II, sont tout imprégnés de culture arabe, parlent et écrivent l’arabe, et appellent à leur cour des artistes musulmans ?

En face, les habitants de l’Andalousie* sont presque tous bilingues et cherchent un lien avec les princes arabes. Ils le trouvent le plus souvent sur le plan littéraire.

Dans les premiers temps, on se tourne essentiellement vers l’Orient ; l’attachement aux traditions classiques de la poésie arabe est grand. Les regards sont tournés vers Bagdad ; la vedette de l’époque est un chanteur et musicien mésopotamien, Ziryāb, « le Merle ».

La première œuvre littéraire d’importance porte cette marque orientale : il s’agit d’un ouvrage d’ibn ‘Abd Rabbihi (860-940), le Collier, dont les chapitres portent le nom de pierres précieuses. Tradition orientale aussi chez le philologue al-Qālī († 967), né en Arménie, mais fixé en Espagne. Si l’influence de l’Orient a peu de place dans les ouvrages d’histoire d’Aḥmad al-Rāzī († v. 955) ou d’ibn al-Qūṭiyya († 977), elle est prépondérante dans la poésie : ibn Chuhayd († 1035), poète de la cour de Cordoue, auteur également d’une épître sur l’inspiration poétique, Abū Amir al-Achdja‘i (922-1035) et Abū Isḥaq al-Ḥuṣrī († 1022) sont des poètes classiques, raffinés, d’habiles imitateurs, mais peut-être plus délicats, plus sensibles à la nature que leurs modèles. Al-Ramādī († v. 1013) est déjà un précurseur de la poésie du xie s., plus originale ; son thème favori, la femme, est aussi celui d’ibn Zaydūn (1003-1070), qui, bien que plus tardif, garde dans la légèreté de ses vers pour sa princesse poétesse Wallāda une empreinte orientale.

En 1031, le califat omeyyade de Cordoue s’effondre ; l’empire se morcelle. Cependant, les troubles politiques, auxquels participeront les souverains d’Afrique du Nord, n’empêchent nullement le xie s. d’être le plus brillant. C’est le siècle de la réaction contre l’influence orientale, le début d’une prise de conscience nationale. Ibn Ḥazm (994-1064) en est le premier exemple. Homme politique, polémiste mordant et historien des religions, il est surtout connu en Europe pour une œuvre poétique de jeunesse, le Collier de la colombe, traité sur l’amour, sorte de code de l’amour courtois, qui inspirera les troubadours.