Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Ma‘arrī (Abū al-‘Alā’ al-)

Écrivain et poète arabe (Ma ‘arrat al-Nu‘mān, Syrie, 973-1057).


Abū al-‘Alā’Aḥmad al-Ma‘arrī naît à Ma‘arrat al-Nu‘mān, petite ville à mi-chemin entre Alep et Homs, donc, à l’époque, à proximité de la zone d’affrontement entre Byzantins au nord et Fāṭimides au sud. Sa famille, d’origine arabe, avait compté des magistrats et des lettrés jouissant d’une notable influence. À quatre ans, Abū al-‘Alā’ est atteint de la variole et perd la vue ; son père se charge de sa première formation, qui s’achève à Alep ; celle-ci est à la fois juridique et théologique avec une prédominance marquée par tout ce qui est littéraire. Dans ses études, al-Ma‘arrī est servi par une mémoire prodigieuse. Ses admirations portent sur tous les représentants du classicisme, parmi lesquels al-Mutanabbī* vient en tête à la fois comme artiste et comme maître à penser. Ce que l’on sait sur sa pensée philosophique et religieuse est contradictoire ; qu’il ait été touché par la propagande chī‘ite ne semble pas contestable, mais ses remises en cause sur le plan dogmatique le conduisent plus loin ; une place doit être faite à des croyances volontairement dissimulées parce que ésotériques, qu’il paraît avoir embrassées avec ferveur dès son adolescence. De retour dans sa ville natale, après plusieurs années, Abū al-‘Alā’ semble décidé à mener l’existence d’un sage, se satisfaisant du nécessaire pour vivre et se partageant entre la poésie et la culture des idées. Autour de lui déjà s’ébauche un cénacle dont il est l’âme et d’où rayonne sa pensée. Puis, brusquement, tout change : sollicité sans doute par des amis et d’éventuels protecteurs, attiré peut-être aussi par les ressources des bibliothèques irakiennes, il se rend à Bagdad au début de 1009. Il a déjà trente-sept ans, et son renom lui permet d’espérer qu’il saura s’imposer dans cette métropole des rencontres ; dix-sept mois lui suffisent pour se convaincre de son erreur ; ni son physique, ni son humeur, ni sa fierté ne peuvent lui assurer une carrière dans une société où règnent les coteries. Au printemps de 1010, Abū al-‘Alā’ est de retour dans sa ville natale, qu’il ne quittera plus. Après cette tentative d’insertion dans la mondanité, il revient à son destin, celui d’un homme supérieur, voué à la solitude de l’esprit parmi un cercle toujours plus nombreux d’admirateurs, rarement admis à franchir le seuil du sanctuaire ; cette retraite volontaire et l’austérité qui la marque font au surplus contraste avec son rayonnement intellectuel, ses relations épistolaires, son souci de maintenir sur le plan intellectuel des relations avec des émirs d’Alep auxquels il dédie des ouvrages ; en 1047, le voyageur persan Nāsser-e Khosrow, de passage en Syrie, nous montre Abū al-‘Alā’ au sommet de sa gloire, imposant son autorité et le respect de son génie à toute la population de la ville et à ses disciples. Lorsque, toutefois, dix années plus tard, Abū al-‘Ala’ s’éteint à quatre-vingt-cinq ans, il peut encore croire à la pérennité d’une vie intellectuelle où un sage comme lui a sa place.

L’œuvre d’al-Ma‘arrī comprend des épîtres, ou risāla, en prose rimée et deux grands recueils poétiques ; les premières sont inspirées par une circonstance ou par le désir de s’attirer la sympathie d’un haut personnage. La plus célèbre est l’Épître du pardon, écrite en 1033 en réponse à une supplique que lui avait adressée un certain Ibn al-Qāriḥ, un bel esprit de la cour des Fāṭimides du Caire, réfugié en Syrie septentrionale à la suite d’une disgrâce ; en dehors de son style, elle n’aurait rien de fort remarquable si, dans la première partie qui la compose, Abū al-‘Alā’ n’avait eu la cruelle et fine ironie de représenter à son suppliant quel accueil favorable lui serait réservé lors de son entrée au paradis en prix de ses chagrins en cette vie terrestre ; et, du coup, son auteur se trouve intégré à tous ceux qui, poètes ou écrivains, ont traité du thème de la visite aux Enfers ou au paradis ; allant plus loin, certains orientalistes ont cru découvrir quelques traits communs entre cette œuvre de circonstance et la Divine Comédie de Dante. En fait, sa puissante originalité est à chercher ailleurs, en particulier dans le ton même qu’affecte Abū al-‘Alā’ ; celui-ci s’accroche à son badinage, le pousse aux limites du sacrilège et fait du séjour paradisiaque un lieu où se retrouvent pêle-mêle poètes du paganisme arabe, beaux esprits gonflés d’eux-mêmes, saints personnages nimbés de simplicité ; l’humour, le comique des situations, l’humanité qui survit chez les bienheureux- révèlent chez Abū al-‘Alā’ un scepticisme dont seul Voltaire peut nous fournir l’équivalent. De tout autre tendance nous apparaît un recueil de pensées et de réflexions intitulé les Maximes et les buts ; des détracteurs d’al-Ma‘arrī ont découvert dans cet ouvrage une somme philosophique destinée à renouveler, voire à éclipser la révélation coranique ; en fait, il s’agit simplement d’un exposé doctrinal où l’emploi de la prose rimée rappelle seul l’aspect stylistique du Coran ; dans cette œuvre touffue, d’un style travaillé à l’excès, de grandes pensées fulgurent montrant les appels d’une âme tourmentée entre toutes et vacillante en sa foi. Une place à part serait à faire à un échange d’épîtres survenu en 1057 entre Abū al-‘Alā’ et le grand maître de la propagande fātimide Hibat Allāh ; malheureusement, nous n’avons plus que les missives de celui-ci. Comme poète, Abū al-‘Alā’ se montre à nous sous deux visages. Dans un recueil dont le titre Saqt al-zand pourrait être traduit par l’Étincelle poétique s’affirme une première tendance contemporaine du séjour à Bagdad ; c’est, à tout prendre, une œuvre de jeunesse, fort imprégnée de mondanité et de pure recherche verbale où domine l’influence d’al-Mutanabbī. D’une inspiration fort différente procède un second recueil, vulgairement nommé al-Luzūmiyyāt (les Poèmes asservis), titre sans doute postérieur à al-Ma‘arrī, centrant l’attention sur les difficultés de versification que s’était imposées l’auteur ; ce recueil groupe en fait de courtes pièces composées au long des trente dernières années d’Abū al-‘Alā’ ; il n’y faut chercher ni construction systématique, ni effort pour coordonner les éléments d’une doctrine ; selon les circonstances et sous l’influence de ce que le monde offrait à cette âme profonde et tourmentée se sont trouvées groupées, voire simplement juxtaposées des méditations sur la faiblesse, sur l’absurde qui préside au destin de l’homme, à ses peines et à ses joies, sur l’infinie vanité de la vie et de la mort ; dans une langue martelée, chargée d’images, d’évocations frôlant l’inexprimé, par l’emploi d’un vocabulaire se refusant à la banalité, al-Ma‘arrī donne constamment dans ses vers l’impression d’un effort, d’une tension destinés à souligner le dramatique de sa pensée, le pessimisme d’une âme pour qui l’absurde même finit par cesser d’être une torture.