Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

anthropologie économique (suite)

On dut convenir que le potlatch différait d’un prêt en ceci que c’est le créditeur qui force son rival à accepter le don, alors que, dans le prêt, c’est le débiteur qui cherche un emprunt. Mais surtout, plus profondément, on ne put ignorer que les objets précieux, les « monnaies » primitives s’échangeaient rarement, et, le plus souvent, jamais, contre de la terre ou contre du travail ; que leur accumulation et leur circulation entre les individus et les groupes n’entraînaient pas un développement général des forces productives comme c’est le cas de l’accumulation du capital dans les sociétés marchandes capitalistes.

Objets à exhiber, à donner ou à redistribuer pour créer une relation sociale (mariage, entrée dans une société secrète, alliance politique entre tribus), pour effacer une rupture dans les relations sociales (offrandes aux ancêtres, compensations pour meurtres ou offenses), pour créer ou symboliser une position sociale supérieure (potlatch, objets de luxe accumulés et redistribués par les hommes importants, ou les chefs, ou les rois), les objets précieux des sociétés primitives n’étaient donc pas du capital, et fonctionnaient rarement à l’intérieur de ces sociétés comme une monnaie, c’est-à-dire comme un moyen d’échange commercial. Ils fonctionnaient comme des moyens d’échange social, de valeur symbolique multiple et complexe, mais d’usage et de circulation cloisonnés, aux limites déterminées par la structure même des rapports sociaux de production et de pouvoir.

Cependant, on oublie généralement que tous ces objets précieux étaient soit fabriqués, soit obtenus au prix d’un grand travail ou de compensations très importantes en produits rares, et possédaient donc dès qu’on les troquait une valeur d’échange. À l’entrée ou à la sortie de chacune de ces sociétés, ces objets précieux prenaient provisoirement la forme de marchandises, troquées à des taux fixes ou fluctuant assez peu. À l’intérieur de chaque société, ils circulaient le plus souvent comme objets à donner ou à redistribuer dans le processus même de la vie sociale, des rapports de parenté, de production et du pouvoir. Ils fonctionnent d’abord comme marchandise, si l’on est obligé de les importer, ou si on les produit pour les exporter. Ils fonctionnent ensuite comme objets de prestige, objets d’échange social, lorsqu’ils circulent à l’intérieur d’un groupe. Le même objet change donc de fonction, mais, de ses deux fonctions, la seconde est dominante, car elle prend racine et sens dans les exigences des structures dominantes de l’organisation sociale primitive, parenté et pouvoir. Il faut enfin préciser qu’il ne suffit pas à un objet précieux de circuler comme marchandise pour qu’il devienne une « monnaie ». Il faut en outre qu’il soit possible de l’échanger contre plusieurs marchandises de type différent. Par exemple, à Malaïta, un collier de perles rouges s’échangeait contre des porcs ou contre des outils de pierre taillée, ou contre de la nourriture crue ou cuite, etc., et fonctionnait dans ce cas-là comme une monnaie.

Ainsi, la plupart du temps, les objets précieux qui circulaient entre les sociétés primitives et en leur sein étaient des objets multifonctionnels, dont les fonctions ne se confondaient pas, même quand elles se superposaient et se combinaient. Ils circulaient toujours dans des limites étroites, déterminées par les structures même des sociétés primitives, où le travail et surtout la terre ne se transformaient jamais en marchandises qu’on peut acquérir contre d’autres marchandises.

Cela explique comment l’introduction de la monnaie universelle et des rapports marchands capitalistes a détruit rapidement, et souvent sans « violence » directe, les équilibres économiques et sociaux que de nombreuses sociétés s’efforçaient de préserver.


Évolution économique des sociétés primitives

En définitive, le grand problème reste celui du développement de l’inégalité dans les sociétés primitives, et des conditions et voies d’apparition de formes primitives d’État et de classes sociales. Il faut rappeler que, dès ses formes les plus anciennes, la société primitive compte déjà, sur la base de la division sexuelle du travail, des statuts inégaux pour les hommes et pour les femmes, et pour les générations.

Dans les sociétés segmentaires, sans statuts héréditaires, un homme, pour s’élever au-dessus des autres et devenir un « leader », doit accumuler un « fonds de pouvoir » (Malinowski), amasser des richesses pour les distribuer avec une générosité calculée. Il crée ainsi, avec l’aide de ses parents, puis de tous ses « obligés », une « faction ». Il devient alors en mesure de patronner des entreprises qui débordent le cadre étroit de la communauté. Il « représente » donc à un degré « supérieur » la communauté dont il est membre, et « s’identifie », plus que tout autre, aux intérêts généraux de la société. Cependant, une contradiction interne mine son pouvoir. Pour le maintenir, le leader doit demander plus et retarder sans cesse le moment de rendre aux membres de sa faction. Selon Marshall Sahlins, « inaugurée dans la réciprocité, son autorité à la limite s’achève dans l’exaction. Miné de l’intérieur et contesté de l’extérieur, son pouvoir s’effondre et entraîne la chute du « grand homme » au profit d’un rival. » Il est essentiel de constater que l’inégalité économique et sociale représente, jusqu’à un certain point, un avantage pour le développement de la vie sociale. Cela explique que l’exercice de fonctions sociales soit presque toujours à la base de la suprématie économique et politique d’individus ou de groupes dominants.

Cette perspective éclaire également l’analyse des sociétés à « rangs » (Morton Fried), au sein desquelles une minorité jouit de statuts et de fonctions privilégiés héréditaires. Là encore, les différences sont immenses. Aux Trobriand, le chef contrôle en partie le produit et les échanges des membres de sa communauté, mais il n’a aucun contrôle sur les facteurs de production, qui restent propriété des lignages locaux. À Tikopia, par contre, le chef contrôle l’usage des ressources et joue un rôle dirigeant dans la production, sans être lui-même soustrait aux tâches de production dont il assume la direction. L’inégalité dont jouit le chef est double. « Dans la sphère spirituelle et sociale, les inégalités sont de nature et irréductibles..., dans le domaine économique, elles sont surtout de degré. » À l’intérieur de son unité domestique, le chef participe directement à la production avec sa famille. Au niveau des entreprises communautaires, il joue un rôle dirigeant, mais les tâches les plus dures lui sont épargnées. Il ne porte pas de charges ; ses récoltes sont rentrées par les membres de son clan. Il ne peut cuire lui-même ses aliments. Cependant, il n’est pas soustrait aux tâches productives matérielles, même quand il en assure la direction. Raymond Firth écrivait dans la préface de Primitive Polynesian Economy (1939) : « J’analysai la structure économique de la société parce que tant de relations sociales devenaient des plus manifestes lorsqu’on analysait leur contenu économique. En outre, la structure sociale, en particulier la structure politique, dépendait clairement des relations économiques, particulièrement du système de contrôle des ressources. À leur tour, à ces relations étaient liées les activités et institutions religieuses de la société. » À Hawaii, enfin, l’aristocratie était complètement détachée de la production. Elle contrôlait les principales ressources, prélevait une partie du travail et des produits des communautés locales pour son propre entretien et pour des travaux d’intérêt public. À ce point, nous sommes au seuil des formes primitives d’État et de société de classes, et il faudrait se tourner vers les royaumes africains traditionnels (Lucy Mair, Max Gluckman, Georges Balandier, Hilda Kuper, Jacques Jérôme Maquet) et les empires précolombiens (Caso, Karstein, John Murra). Un État incarné par un souverain appartenant à des lignages nobles domine une population paysanne soumise à des prestations en travail et en produits. La propriété éminente du roi sur le sol, certaines formes de propriété étatique et « seigneuriale » se combinent avec les droits collectifs des communautés (A. Caso). Désormais, les rapports de parenté ont cessé de jouer un rôle dominant à l’échelle sociale, tout en continuant à jouer un rôle important au sein des communautés locales. Une exploitation de classe s’est développée sans exiger, comme le croyait Morgan, le développement de la propriété privée. L’esclavage ne joue souvent qu’un rôle secondaire dans la production (L. Mair, Murra). Donc, une profonde transformation structurale a pris place dans ces sociétés : à l’inégalité dans la répartition du produit social, principalement des biens précieux, s’est ajoutée peu à peu une inégalité dans le contrôle des facteurs de production ; à la « démocratie » des sociétés segmentaires s’est substituée l’hérédité de fonctions et de statuts aristocratiques ; enfin, à la domination des rapports de parenté sur la société s’est substituée la domination des rapports politico-religieux. Mais l’idéologie générale reste celle de la réciprocité dans les rapports entre dominés et dominants. Dans l’Empire inca, par exemple, « l’État fit un effort idéologique pour formuler ses exactions dans la terminologie de la réciprocité traditionnelle andine... Quand la Couronne élabora un système de services en travail, les obligations réciproques de la communauté connues et comprises de tous servirent de modèle. » (Murra, 1958.)