Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

lumières (esprit des) (suite)

Comme dans la nature, comme dans notre cœur, ne règne dans notre esprit que le « particulier » sec et dur ; c’est la sensation. La statue animée de Condillac n’a besoin que du seul odorat pour connaître toute notre vie mentale et affective. L’idée en revanche a la même incertitude et présente les mêmes périls que la déduction physique et le dogmatisme moral. Elle naît des sensations. Qu’elle s’en souvienne, qu’elle y retourne fidèlement. Dès qu’elle s’en émancipe, elle risque l’obscurité et l’erreur.

L’homme des lumières peut être matérialiste ou déiste. S’il croit en Dieu, cette foi ne pourra lui venir de préjugés puérils ni d’émotions mystiques. Elle émanera simplement de la science : l’ordre du monde, la création des animaux sont les meilleures preuves. Certains voudront croire, malgré tout, à l’immortalité de l’âme, à la providence, à un Dieu « rémunérateur et vengeur ». Est-ce seulement pour effrayer la populace aveugle et instinctive ? Ce n’est pas certain ; le Dieu raisonnable de Voltaire* lui inspirait de l’émotion, mais peut-être était-ce déjà une « trahison des lumières ». D’ordinaire, on abandonne tous les dogmes chrétiens. On consent seulement à un Dieu transparent, qui sert avant tout à garantir la vérité de la physique ; il n’a pas à intervenir dans notre vie ni dans nos projets — où, s’il intervient, c’est par la voix du plaisir, notre seule certitude.

Si la littérature veut exprimer cette philosophie, elle fuit les grands genres, elle se complaît dans le roman, la comédie, l’impromptu ; elle devient une accumulation d’anecdotes, d’observations neuves, fines et souvent surprenantes. C’est Marivaux qui transporte dans les belles-lettres la méthode que prône son ami Fontenelle, et que pratique Réaumur. De même, la peinture devient souvent la fixation d’un instant : une émotion furtive, un sourire, quelques larmes — la vie qui est presque toujours différente de ce qu’on attendait. Fontenelle, qui est peut-être le plus intransigeant des hommes des lumières, prétendra que la poésie est vraisemblablement destinée à disparaître. Mais son siècle ne le suivra pas. La tragédie, l’épopée, la peinture d’apparat garderont leur prestige. On n’ose pas les sacrifier, mais on ose les soumettre à cet « esprit d’exactitude et de justesse » ; on croit donc possible d’en définir l’essence et de les soumettre à des règles bien plus impérieuses que celles des classiques : les genres deviennent d’autres êtres, aussi particuliers que ceux de la nature, du cœur et de l’esprit. Cette clairvoyance ne suffit pas à créer des chefs-d’œuvre, mais un échec lucide est peut-être préférable à une réussite fortuite ou sauvage.

D’Alembert* écrit : « Depuis les principes des sciences profanes jusqu’aux fondements de la révélation, depuis la métaphysique jusqu’aux matières du goût, depuis la musique jusqu’à la morale, depuis des disputes scholastiques des théologiens jusqu’aux objets du commerce, depuis les droits des princes jusqu’à ceux des peuples, depuis la loi naturelle jusqu’aux lois arbitraires des nations... tout a été discuté, analysé, agité du moins. » Que signifie-t-il dans cet orgueilleux bilan ? Il veut nous dire que la grandeur de son siècle ne fut pas tellement de réussir ses entreprises, mais d’oser les tenter, que l’essentiel n’est pas de résoudre les problèmes, mais de les poser.

Au fond, l’homme des lumières aime avant tout les surprises. Toutes les évidences scientifiques ou morales sont des surprises. Tous les bonheurs. Il y a toujours cet instant délicieux où on a l’impression d’atteindre non pas la vérité, mais une réalité limitée qui révèle la facticité des ordres préexistants, qui remet en cause ce qu’on croyait ou ce qu’on nous avait appris. Dans ce monde décousu, dans ce temps brisé ne subsiste qu’une continuité : c’est celle du genre humain ; notre intelligence nous lie à tous les esprits de l’univers ; le progrès nous rend solidaires de tous les penseurs qui sont passés ou qui passeront.

On devrait parvenir ainsi à un optimisme assuré : la science progresse tous les jours ; les techniques se perfectionnent ; les hommes sont de plus en plus heureux ; l’erreur et la superstition reculent. Mais ces rêves idylliques ne sont caressés qu’un instant par Voltaire. Fontenelle est déjà, comme l’a dit l’un de ses exégètes, « un croyant pessimiste au progrès ». On découvre bientôt que le mal et l’ignorance résistent. Même les princes les plus éclairés se révèlent incapables de réaliser leur œuvre ou se laissent abuser par de mauvais conseillers ou par l’orgueil personnel. Les uns, comme Fontenelle, en prendront leur parti et maintiendront dans la philosophie des lumières un irréductible noyau de pyrrhonisme et même de tristesse. Les autres, comme Voltaire, d’abord plus optimistes, connaîtront un plus cruel désenchantement et vivront une véritable crise, qui est la faillite de leurs espérances et de celles de leur siècle.

Ce pessimisme moral et social s’étendra jusqu’au domaine de l’intelligence, jusqu’aux lumières mêmes. En acceptant l’attraction newtonienne, on consentira à quelque chose de plus obscur que l’impulsion cartésienne. Hume dira bientôt que l’induction généralisée manque de bases certaines et conduit au scepticisme. On sera donc contraint de revenir de l’évidence des faits à l’évidence des sentiments. On s’irritera de cette froide lumière qui n’aboutit jamais à aucune vérité, de ce progrès indéfini qui ne mène nulle part. Ce que nous apprend cette philosophie, c’est que la parfaite rigueur et la pure analyse sont stériles ; elles peuvent détruire, mais non bâtir. Et c’est la découverte que firent les hommes de 1750 : au moment où Candide apprend que l’humanité est plus folle et plus méchante que jamais, Rousseau renonce à l’empirisme, à la vulgarisation, à la discontinuité ; ainsi, ces deux œuvres, qui paraissent contradictoires, reflètent-elles également la « faillite des lumières ».