Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Lukács (György) (suite)

L’inspiration hégélienne de cette analyse, en partie du moins, est centrale : les formes littéraires sont décrites comme des structures significatives et expressives, à travers un procès dialectique d’affirmation de la négation et de négation de la négation ; l’histoire des formes est ce mouvement dans lequel ce qui était affirmé (la totalité donnée comme immédiate, dans l’art grec par exemple) est nié et aliéné dans le sujet individuel isolé (la tragédie), dépassé à son tour comme conscience tragique dans l’affirmation triomphante qu’est l’acte de création romanesque. La fiction réaliste, elle-même négation ironique, permet de créer la totalité perdue et, par là, d’atteindre « l’ultime réel, le Dieu présent et inexistant ». L’histoire est donc bien ce procès, décrit par Hegel, de scission et de dissolution de la scission, d’aliénation et de totalisation.

Ces deux catégories d’aliénation et de totalité constituent la ligne de force de la pensée de Lukács : c’est autour d’elles, en particulier, que va s’ordonner sa lecture de Marx*.


Lecture de Marx

C’est d’une rupture avec Hegel que va procéder l’adhésion au marxisme. En effet, l’analyse hégélienne reste idéaliste dans la mesure où, d’une part, elle prend pour objet les transformations dans l’histoire d’une essence elle-même a-historique et où, d’autre part, elle décrit le procès d’apparition et de disparition comme un schéma abstrait, sans mettre en rapport les formes littéraires avec les conditions objectives de leur apparition. Certes, les catégories esthétiques sont soumises à une dialectique historique, mais l’histoire est celle des choix transcendantaux, des rapports de l’homme au monde, sans que les facteurs déterminant ces choix et ces rapports soient nommés. C’est là, pour Lukács, le vice central de l’hégélianisme : ne pas voir le lieu réel où s’effectue le procès d’aliénation et de totalisation, ne pas en nommer les conditions dans l’histoire concrète. Ainsi, la rupture avec Hegel consiste non pas dans l’abandon des concepts et de la méthode, mais, au contraire, dans leur restauration concrète : c’est justement le mérite de Marx d’avoir « emprunté à Hegel [cette méthode] qu’il a transformée de manière originale pour en faire le fondement d’une science entièrement nouvelle » (Histoire et conscience de classe).

Lukács voit dans la dialectique marxiste un renversement de la dialectique hégélienne — renversement impliquant la permanence de la méthode, la différence portant sur le champ d’application et de fonctionnement, abstrait chez Hegel, concret chez Marx. Substituant aux catégories abstraites de Hegel des éléments concrets matériels, Marx analyse l’histoire comme un processus d’aliénation matérielle. Il réalise la synthèse entre l’histoire concrète et la catégorie hégélienne de totalité : il rend désormais possible l’unité de la raison et du réel, postulée sous forme de mythe par Hegel. Lukács écrit : « Si dans le matérialisme historique, la raison [...] atteint sa forme raisonnable par la découverte de son vrai substrat, de la base à partir de laquelle la vie humaine peut vraiment devenir consciente d’elle-même, le programme de la philosophie de l’histoire hégélienne s’est justement réalisé ainsi, par l’anéantissement de la doctrine hégélienne. » Le marxisme, c’est bien la « réalisation de la raison ».

L’analyse du rapport Hegel-Marx soulève une question fondamentale : admettre que Marx utilise, en la renversant, la dialectique hégélienne, c’est admettre que la méthode est en soi indifférente à son champ d’application et à son fonctionnement réel, et, par là, qu’elle constitue un schéma lui-même indéterminé, donc a-historique, possédant ses critères de validité en lui-même.

En interprétant exclusivement comme un reversement d’objet et non de méthode le rapport Hegel-Marx, c’est la nature même du projet de Marx que Lukács infléchit dans un certain sens. Dans Histoire et conscience de classe, il écrit : « Ce n’est pas la prédominance des faits économiques dans l’explication de l’histoire qui distingue de façon décisive le marxisme de la science bourgeoise, c’est le point de vue de la totalité. La catégorie de totalité, la domination, déterminante, et dans tous les domaines, du tout sur ses parties, constitue l’essence de la méthode que Marx a empruntée à Hegel. »


Critique de l’économisme

Le recours à la catégorie de « totalité » est une exigence méthodologique dans la mesure où elle offre la possibilité d’une analyse globale, portant non pas sur des éléments isolés (la société, l’individu, l’art, la science...), mais sur les rapports d’implication ou de contradiction de ces éléments au sein d’une structure d’ensemble. C’est faute de porter sur la structure et ses articulations que la science bourgeoise ne peut décrire le tout que comme un donné incompréhensible d’entités séparées et les différences qu’en termes d’irréconciliables contradictions. Or, la division introduite par la science bourgeoise entre les éléments du réel reproduit la réalité de la division entre les classes et de la division du travail. Au contraire, poser la question de la totalité, c’est poser celui de la structure d’ensemble. C’est pourquoi la catégorie de totalité est en elle-même révolutionnaire : la totalité, c’est la lutte des classes.

Restaurer la catégorie de totalité revient à restaurer la vraie orthodoxie méthodologique en face de la science bourgeoise, d’une part, en face de la déviation économiste, d’autre part. L’économisme constitue en effet, selon Lukács, une régression du marxisme vers les formes de pensée positivistes du xixe s. C’est d’abord sur le plan théorique que l’économisme est une impasse. En effet, l’économique n’est qu’un des éléments de la totalité, entrant en rapports avec d’autres éléments. « Les catégories économiques ont leur origine dans les relations humaines, elles fonctionnent dans le processus de transformation des relations humaines. » L’économisme, parce qu’il cherche le facteur déterminant de l’histoire, perd de vue la totalité du processus historique de transformation des relations humaines, et, dans ce sens, son aveuglement théorique le conduit à l’impuissance pratique. Reprenant les analyses de Rosa Luxemburg* dans l’Accumulation du capital, Lukács montre que l’analyse strictement économique de l’accumulation capitaliste conduit à affirmer l’éternité du capitalisme.