Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

anthropologie (suite)

Bien entendu, il ne s’agit ici que de tendances. Aucun grand anthropologue n’a été exclusivement évolutionniste ou diffusionniste. Les représentants les plus illustres de l’une ou l’autre tendance (par exemple Lewis Henry Morgan* pour la première, Boas* pour la seconde) sont bien trop sensibles à la complexité des faits sociaux et à la nécessité de divers types d’hypothèses pour que leurs positions soient aussi schématiques. Il reste que les apparitions successives de l’une ou l’autre tendance peuvent être approximativement datées. Au cours d’une première période (la seconde moitié du xixe s. et plus particulièrement les années 1860-1880), les anthropologues furent davantage influencés par l’évolutionnisme ; ils n’étaient en cela que des illustrateurs d’une pensée plus générale, née d’une réflexion sur la biologie, et qui touchait aussi bien la sociologie et la philosophie. Au cours d’une seconde période (fin du xixe s. et premier tiers du xxe s.), le diffusionnisme fut la tendance dominante, et l’on peut remarquer que l’apparition de cette orientation coïncida avec une importance accrue des enquêtes de terrain.

Les deux plus grands noms de l’évolutionnisme sont sans doute ceux de l’Américain Morgan et de l’Anglais Edward Burnett Tylor. Dans son Ancient Society, publié à New York en 1877, Morgan parle de la « famille humaine » et des trois stades par lesquels chacune de ses « branches » a passé ou passera : l’état de « sauvagerie », l’état de « barbarie » et l’état de « civilisation ». Il subdivise chacun de ces « états » en trois époques : ancienne, moyenne et tardive. C’est le passage d’une époque à une autre, et d’un état à un autre, qui caractérise selon lui l’histoire de l’humanité. En fait, Morgan était influencé par les théories transformistes de Charles Darwin*. Pour ce dernier, toutes les espèces naturelles sont sujettes à évolution ; aucune caractéristique biologique n’est immuable ; quant à l’espèce humaine, elle n’est qu’une espèce animale parmi d’autres. Il n’y a pas de rupture entre le règne animal et le règne humain ; l’intelligence de l’homme, qui va en se développant avec le temps, est liée au volume du cerveau, mais c’est l’exercice de l’intelligence qui contribue à la croissance du cerveau. Notre cerveau est le même que celui de nos ancêtres « barbares » et « sauvages », mais en quelque sorte perfectionné par l’expérience acquise au cours des âges.

Sous beaucoup d’aspects, l’œuvre de Morgan dépasse l’évolutionnisme. Morgan s’efforce, pour chaque époque distinguée à l’intérieur de chacun des trois « états », d’établir la relation entre ses caractéristiques techniques, économiques, sociales, politiques et religieuses ; par cette attention à la totalité intégrée que constitue chaque « étage » d’une société, il annonce certains aspects du diffusionnisme, eux-mêmes précurseurs du fonctionnalisme. Surtout, par le rôle exceptionnellement important qu’il attribue aux « arts de la subsistance », il esquisse une conception matérialiste de l’histoire qui lui vaut l’attention de Marx et d’Engels ; ce dernier s’en inspire pour écrire son Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. Enfin, par l’attention qu’il porte aux systèmes et aux terminologies de parenté, notamment au cours de son enquête de terrain dans la société iroquoise, Morgan, même si ses interprétations ne sont plus reçues aujourd’hui, fait encore une fois œuvre de précurseur.

Tylor est l’autre grande figure de l’évolutionnisme, mais il a souvent tempéré son goût de l’interprétation évolutionniste par une grande attention au détail. Certaines de ses idées sur l’évolution des religions ne sont plus reçues actuellement. Mais Tylor admet qu’une même institution ne joue pas nécessairement le même rôle dans des sociétés différentes. Il souligne le lien fonctionnel existant entre des institutions ou des aspects de la réalité sociale que la seule observation isolerait : ainsi des règles de résidence et des formes de mariages, de certaines règles matrimoniales et des termes de parenté. Sa méthode d’observation et son style de réflexion l’apparentent pour une part aux diffusionnistes et, par-delà, aux fonctionnalistes.

Boas s’oppose vigoureusement aux thèses évolutionnistes en insistant sur l’originalité de la culture de chaque groupe humain ; il n’adopte pas pour autant le déterminisme géographique de certains de ses devanciers, comme les Allemands Adolf Bastian et Friedrich Ratzel, qui, en réaction contre le diffusionnisme, tendaient à accorder un rôle prépondérant aux influences du milieu physique sur l’organisation des sociétés et la constitution de leurs cultures. Boas pense que les caractéristiques d’une société doivent davantage se comprendre en relation avec l’histoire de sa culture. Il a eu ainsi une influence considérable sur la recherche américaine, qui a développé la notion d’aire culturelle conçue comme un cercle défini par des traits culturels caractéristiques, dont la fréquence diminue du centre à la périphérie. L’anthropologie américaine est restée marquée par cette tendance et s’est voulue « culturelle ». L’école historico-culturelle allemande a travaillé dans le même sens. Le Français Georges Montandon a développé une théorie des « cycles culturels » comparable à celle des écoles américaine et allemande.

Parmi les difficultés rencontrées par les différentes écoles diffusionnistes, deux sont particulièrement frappantes. D’abord la notion de trait culturel, quand elle s’applique à une donnée matérielle (la forme de tel ou tel élément d’une maison), n’a pas le même sens que lorsqu’elle s’applique à une institution économique ou politique complexe : de façon générale la réalité observée peut être divisée à l’infini ; ainsi l’enquête entreprise sous la direction de l’Américain Alfred Louis Kroeber par l’université de Californie sur les cultures indiennes de l’Ouest des États-Unis aboutit en 1942 à distinguer, pour une simple sous-région, 8 000 traits culturels significatifs. En second lieu, le rassemblement des traits fait difficulté quand les cultures étudiées sont en voie de disparition, et les hypothèses historiques sont difficiles à étayer quand les « emprunts » supposés affectent des régions éloignées. Ces difficultés apparaissent insurmontables dans les théories hyperdiffusionnistes, qui font par exemple des pyramides incas un emprunt aux pyramides égyptiennes, ou des menhirs bretons un souvenir des monuments funéraires égyptiens. Les études de diffusion des techniques et des traits culturels ne sont possibles que dans des régions limitées et manifestement marquées par une certaine homogénéité culturelle, et lorsqu’une étude historique sérieuse, dont elles sont davantage le résultat que le moyen, permet de les étayer. Si par exemple l’archéologie atteste qu’il y a eu des relations anciennes entre l’Afrique du Nord et l’Afrique noire, l’origine exacte des influences ainsi transmises (phéniciennes ou égyptiennes) reste douteuse. Quand la réalité du contact historique n’est pas démontrable, la spéculation devient plus hasardeuse : la diffusion du fer et de certaines techniques où il intervient depuis le royaume de Méroé — et, par-delà, depuis l’Égypte — jusqu’au lac Tchad, voire jusqu’au golfe de Bénin dans l’actuel Nigeria (dont la statuaire en bronze est remarquable), n’est qu’une possibilité. On sort davantage encore du domaine des certitudes lorsqu’on se demande, comme l’historien Basil Davidson, si les rois divins des Yoroubas du Bénin doivent quelque chose à la conception de la royauté divine de Méroé. Ici apparaît donc la nécessité d’une convergence des différentes branches de l’anthropologie au sens large, rassemblant éventuellement des données paléontologiques, physiques, et des données sur la culture matérielle. C’est ainsi que les travaux du Français Paul Rivet (1876-1958) ont servi à l’étude du rôle et de l’origine des migrations anciennes dans le peuplement de l’Amérique. C’est l’impossibilité et l’inutilité des reconstitutions historiques pour l’anthropologie sociale, que dénoncera Bronislaw Malinowski*, fondateur du fonctionnalisme*.