Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

livre (sociologie du) (suite)

Malgré tous ces efforts, la valeur comparative des statistiques élaborées n’était pas excellente. Elle s’est quelque peu améliorée depuis la Seconde Guerre mondiale, et l’intervention de l’Unesco, qui n’a fait, en ce domaine, que reprendre un flambeau allumé en 1888 par Röthlisberger. La statistique bibliographique française a bénéficié de cet effort international. Dès les premières décennies du xxe s., Eugène Morel, tandis qu’il préparait son projet de loi sur le dépôt légal, consacra une partie importante de son activité à analyser minutieusement les procédures suivies en France pour établir la statistique du livre.

Toujours à la même époque, mais, cette fois, en vue de fonder une histoire sociologique de la consommation intellectuelle, Daniel Mornet étudiait la composition des bibliothèques privées du xviiie s., dégageant ainsi des tendances et orientant l’analyse vers la notion de fluctuations à caractère cyclique.


L’apparition et le développement des nouveaux media

À cette première génération de sociologues du livre succéda, après la Seconde Guerre mondiale, une génération assurément moins théoricienne. On ne saurait énumérer tous les travaux qui ont vu le jour sur le plan international. Mais comment oublier les multiples directions de recherche de l’école française ? Les travaux de sociologie historique quantitative de Victor Zoltowski s’orientent, à l’image de l’histoire et de la sociologie économiques, vers l’analyse des fluctuations à caractère cyclique déjà pressenties par Röthlisberger et Daniel Mornet, mais saisies cette fois au niveau de la production, et également vers la prévision économique. On peut citer les études de Robert Escarpit, de Nicole Robine et de l’équipe de Bordeaux sur la sociologie du livre. On peut également évoquer l’œuvre de Joffre Dumazedier, de Jean Hassenforder et de l’équipe qui s’est formée autour d’eux à l’Institut pédagogique national de Paris. À ces travaux, il faut ajouter les nombreuses recherches entreprises à l’initiative du Syndicat national des éditeurs. Cette sociologie du livre a donc pris avec le temps de multiples facettes. Orientée vers la méthode quantitative, elle réduit progressivement le retard qu’elle avait pris par rapport aux autres recherches économiques. Elle a orienté les investigations vers l’histoire, la philosophie, la psychologie, la linguistique, la bibliographie et enfin vers la prévision.

Mais ces multiples tendances de la sociologie du livre ne sauraient faire oublier les raisons de sa naissance et de son développement. Ce n’est pas un fait du hasard si les recherches se sont développées à partir de la fin du xixe s. en France et dans les autres pays d’Europe occidentale. Il n’est que de suivre la courbe de la production intellectuelle des grands pays sur plusieurs siècles pour se rendre compte que la phase de croissance commence vers 1760-1770 et s’achève vers 1900. La publication de nouveaux livres entre ces deux dates, en France, passe alors d’environ cinq à six cents livres à plus de quatorze mille. C’est l’âge d’or de la bibliographie et du « catalogage ». C’est l’apogée de la communication intellectuelle par le livre et de la « galaxie Gutenberg », pour reprendre l’expression de Marshall McLuhan. Mais après l’essor vient la phase de repli. La fin du xixe s. et le début du xxe voient naître progressivement de nouveaux moyens de communication, proches ou à distance, immédiats ou rétrospectifs, partiels ou synthétiques. Tous visent à restituer par une inscription technique nouvelle, différente de l’écriture, l’émetteur humain dans sa totalité gestuelle et verbale. Ainsi apparaissent le disque, la bande magnétique, la radio sur le plan sonore, la photographie, le film muet sur le plan visuel, le film parlant et enfin la télévision. Lentement, progressivement, inlassablement, le monde de la « galaxie Marconi », de l’audio-visuel, s’étend. L’inquiétude professionnelle croît et l’interrogation des milieux économiques passe dans le cadre universitaire et scientifique.

Née de la crise économique, la sociologie du livre ne pouvait pas faire autrement que de se distinguer de la sociologie de la littérature, à laquelle elle apporte pourtant des éléments parfois importants. Elle débouche inévitablement sur la prévision intellectuelle et économique du livre.

À l’étude du signifiant du livre s’ajoute celle du signifié, des idées contenues dans l’ouvrage. Là se trouve la limite entre la sociologie de la littérature et la sociologie du livre. Il ne s’agit pas d’entrer dans l’analyse du texte lui-même, mais d’analyser les titres des ouvrages classés par genres, par thèmes, en fonction des classifications bibliographiques. Celles-ci permettent d’atteindre, au-delà des œuvres individuelles, l’intérêt collectif pour différents sujets et de suivre ses variations à travers le temps ; ainsi a pu être dégagée une dynamique de la pensée collective imprimée, laissant apparaître des fluctuations à caractère cyclique, en relation directe avec les cycles déjà déterminés en économie par l’histoire et la sociologie économiques. Ces fluctuations concernent tout autant la production au niveau des auteurs que la consommation au plan des lecteurs. Les œuvres de V. Zoltowski et de D. Mornet donnent à cette recherche un premier fondement.


Le livre et la société

À l’étude du livre, il faut ajouter celle de tous les professionnels, de l’auteur au lecteur en passant par l’éditeur, l’imprimeur, le diffuseur, le libraire et le bibliothécaire. C’est enfin la relation de cet ensemble avec la vie sociale tout entière qui a donné naissance, depuis une quinzaine d’années, à des travaux sur les rapports entre livre et société. Tous ces éléments supposent la connaissance acquise des moyens de production, de leurs techniques et de leurs aspects créatifs et esthétiques. Pour donner un exemple, on ne voit pas comment un sociologue du livre pourrait se passer de connaître les machines à imprimer d’une époque, ou bien les techniques d’impression, ou encore les diverses formes inventées pour les signes. Mais il se différencie de l’ingénieur, du technicien, du professionnel ou de l’artiste, ici comme ailleurs, par le souci qui est le sien de comprendre, d’expliquer les relations qui peuvent éventuellement exister entre ces éléments connus, à l’intérieur d’un cadre social donné. De là provient l’orientation récente vers l’analyse des circuits bibliologiques. Cela suppose l’idée d’un mouvement qui se transmettrait d’un élément à l’autre, de l’auteur à l’éditeur, puis au lecteur, par exemple, ou inversement. La notion d’interrelation est ici essentielle. Ainsi oppose-t-on le circuit de la consommation à celui de l’avant-garde. Le premier, partant de la satisfaction des besoins des lecteurs pour des raisons d’intérêt commercial, remonte à l’éditeur et de celui-ci à l’auteur, à l’imprimeur, etc. Son étude est directement liée à la psychosociologie de la lecture, à l’introduction du « marketing » dans l’édition et à l’analyse prévisionnelle. Cela va plus loin encore, puisque la création littéraire est atteinte. Les informations données par la sociologie de la diffusion sont retransmises à la création littéraire. Déjà, Roubakine, au début du siècle, avait renversé la perspective de la création, en exigeant que le littérateur trouve les formes d’expression appropriées à un public donné. L’économisme contemporain s’oriente dans le même sens. Inversement, on a cherché à montrer combien le circuit de l’avant-garde supposait un refus de conformisme littéraire, nécessaire au circuit de la consommation. Dans ce cas, l’auteur s’isole dans sa création personnelle ou en collectivité à l’intérieur d’un groupe. C’est rejoindre là l’étude des générations littéraires, en montrant comment le décalage de temps permet la récupération du circuit de l’avant-garde par le circuit de la consommation. L’étude de la diffusion a permis à R. Escarpit, à N. Robine et à l’équipe de Bordeaux de dégager l’existence de deux circuits de lecture : le circuit dit « lettré », concernant un public cultivé, et le circuit dit « populaire », concernant un public de masse. Mais, au-delà de leur analyse, on peut déceler le rapport expérimental entre le circuit du livre et le circuit culturel et politique par l’intermédiaire de la politique de l’enseignement. C’est ouvrir la porte à un autre schéma, cette fois-ci inverse, déductif et généralement explicatif : les structures politiques déterminent les structures d’enseignement, donc celles de la lecture, qui, à leur tour, conditionnent les circuits de lecture et, par conséquent, le circuit de la consommation du livre. Ainsi la sociologie du livre consiste-t-elle en une étude du circuit global qui, dans une première phase inductive, d’observation, part du livre pour atteindre le social et le politique, et qui, dans une seconde phase déductive et explicative, redescend de l’économie politique vers le livre.

R. E.

➙ Bibliothèque / Édition / Imprimerie / Littérature.