Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

lexique (suite)

Le premier critère que l’on puisse proposer pour définir le mot est celui de l’écriture. Dans l’usage des grandes langues de civilisation, le mot paraît être une suite de lettres entre deux blancs. Ce critère a pour effet de faire considérer pomme de terre comme constitué par trois mots, alors que du (dans la pente du terrain) ne serait qu’un mot. Pomme de terre et du ont comme caractère commun qu’entre leurs éléments on ne peut pas en introduire d’autres (par exemple l’adjectif rouge). Mais cela est vrai également pour la suite je le porte, que traditionnellement on considère comme formée de trois mots alors que le basque écrit dakart (da = « le » ; kar = « porte » ; t = « je »).

On a tenté de définir le mot en se fondant sur la probabilité de chacun des sons ou de chacune des lettres qui le composent. Ainsi, quand une phrase a commencé par l, la probabilité d’avoir ensuite e est très grande, un peu moins mais encore très grande celle d’avoir a ; mais après a, il y a assez peu de chances pour qu’on ait autre chose qu’un blanc (en écriture). La chute brutale de la probabilité dans une phrase donnée correspondrait ainsi à la limite du mot. Toutefois, une orthographe fondée sur ce seul critère serait parfois contraire à la tradition orthographique et, en outre, contredirait souvent l’intuition.

La notion de mot, facile à caractériser dans les langues à déclinaison (le mot a pour limite la dernière lettre ou le dernier son de la désinence), n’est pas utile pour des langues comme le français. Au mot conçu comme une unité pratique de l’écriture, on oppose les unités rigoureusement définies que sont le morphème et la suite lexicalisée.

On appelle morphème le plus petit segment de la chaîne parlée entraînant avec lui une certaine notion. Ainsi, dans francisation, on aura un morphème franc- associé à la notion de « français », -is- à la notion de « rendre » et -ation à la notion d’« action de ». Par rapport au mot graphique, les morphèmes (que certains appellent monèmes) peuvent être des mots (feu, pain, etc.) ou des parties de mots (supra).

Au-dessus du mot graphique, il faut admettre l’existence de suites de mots qui, à l’intérieur de la phrase, ont plus ou moins le comportement de mots. Cette catégorie reçoit des dénominations de toutes sortes (unités de signification, composés, synapsies, lexies, synthèmes). L’exemple le plus connu et qui a été donné plus haut est pomme de terre, mais la langue technique ou courante en forge tous les jours. Il est difficile de distinguer parmi les suites de mots celles qui, dues au hasard, sont provisoires et celles qui sont assez stables pour être considérées comme des constituants de la phrase au même titre que les mots. On peut toutefois caractériser ces unités supérieures au mot et inférieures à la phrase. D’abord, on constate la stabilité du rapport entre la suite formelle et la notion exprimée qui finit par n’être pas, simplement, une addition des notions exprimées par chacun des éléments de la suite (une pomme de terre n’est pas une pomme qui est de terre, le chemin de fer n’est pas un chemin en fer).

D’autre part, il est impossible d’intercaler d’autres éléments dans la suite lexicalisée (on ne peut dire les chemins français de fer) ; enfin, ces unités apparaissent telles quelles très souvent sans aucune modification, et leur fréquence est aussi un critère : c’est ainsi que la fréquence de salle à manger sera très grande comme celle de salle de bains, alors que salle à coucher est impossible comme salle de toilette : on aura chambre ou chambre à coucher et cabinet de toilette ; l’absence de liberté dans le choix des termes est une marque de lexicalisation.


Étude des champs lexicaux

Les études des champs lexicaux peuvent être de divers types. On peut partir des différents sens d’un mot polysémique : ainsi, la forme socialisme pourra avoir plusieurs sens, et on établira toutes les acceptions du mot (avec éventuellement les situations auxquelles ces acceptions sont liées) ; ou bien on étudiera la permanence d’un certain sens dans des emplois et des contextes différents. C’est à partir du moment où on s’occupe de plusieurs termes différents que les bases de la recherche sont plus difficiles à déterminer. Certains systèmes, les noms d’animaux ou les noms de relations de parenté, qu’il faut pourtant bien étudier en tant que tels, n’ont entre eux du point de vue formel que des rapports fragmentaires (la série « beau + nom » [beau-père, belle-mère, etc.], la série « grand + nom », etc.). L’essentiel, dans ce cas, est de ne tirer aucune conclusion linguistique fondée sur la délimitation du champ lui-même.


Lexicologie et société

Une tendance importante de la lexicologie se préoccupe de découvrir dans les systèmes lexicaux des faits qui soient en rapport avec des phénomènes sociaux. C’est l’hypothèse des « mots indices » : l’apparition ou la disparition de certaines unités, la structuration de certains systèmes seraient le reflet de l’évolution sociale ou bien permettraient de faire comprendre, en partant de l’étude des mots, le processus des évolutions sociales. Ainsi, le mot ésotérique, attesté pour la première fois en 1755, marquerait le début d’une réaction contre le rationalisme des lumières. Quant aux « mots clés », ce sont les unités qui, à une époque donnée, désignent une notion dans laquelle la société reconnaît son idéal. Les reproches qu’on a faits à ces théories, d’un point de vue linguistique, c’est qu’elles dédaignent les rapports entre les mots eux-mêmes. Il semble dangereux de tirer de l’examen des mots des conclusions sur les structures de la réalité non linguistique aussi longtemps qu’on ignorera les structures spécifiques des mots eux-mêmes. Aussi les recherches se sont-elles orientées vers l’analyse du système lexical complet d’une activité ou d’une époque (vocabulaire politique, économique et social de la France au moment de la Commune, vocabulaires techniques comme ceux des chemins de fer, de l’aviation ou de l’astronautique). D’une manière générale, on tend à replacer l’unité lexicale dans le discours. L’étude du vocabulaire politique fait ressortir que les mots doivent être étudiés en fonction de celui qui les emploie, en tenant compte de la manière dont il les emploie. Ainsi, une injure peut être réassumée par celui à qui elle est adressée : qu’elle apparaisse dans un discours, elle n’a plus la même valeur. On est donc conduit à tenir compte des phénomènes d’énonciation et du rapport que le locuteur établit entre lui-même et les mots qu’il utilise.

L’étude du lexique est donc en rapport, directement ou indirectement, avec tous les domaines de la linguistique, mais aussi avec d’autres sciences humaines (psychologie, sociologie). C’est sans doute ce qui en fait à la fois la complexité et l’intérêt.

J.-B. M.

➙ Dictionnaire / Discours (parties du) / François / Générative (grammaire) / Sémantique.