Lamarck (Jean-Baptiste de Monet, chevalier de) (suite)
Cinquante années obscures
Sa première malchance est sans doute d’être le onzième enfant de ses parents, ce qui lui vaut d’être destiné bien malgré lui au sacerdoce par un père autoritaire et d’être affublé du surnom de « petit abbé ». Lamarck a seize ans seulement à la mort de son père, et il s’empresse de lâcher le goupillon pour le sabre. L’armée l’accueille avec hésitation, mais il fait ses preuves de courage et d’autorité lors de la défaite de Jillingshausen (juill. 1761) et est nommé officier le soir même. La paix signée (1763), le régiment de Lamarck est ramené en garnison à Toulon, puis à Monaco, où presque aussitôt le geste stupide d’un camarade qui soulève Lamarck par la tête fait de celui-ci un infirme pour plus d’un an. Une carrière brisée, une santé atteinte, des ressources précaires : Lamarck doit travailler dans une banque tout en entreprenant des études de médecine qu’il n’achèvera pas et en se vouant secrètement à la botanique pendant quinze nouvelles années. C’est alors seulement que la faveur de Buffon et l’appui du botaniste La Billardière lui valent un poste subalterne de « garde des herbiers du cabinet du roi » et, ce qui est plus important, l’occasion de rédiger la section de botanique de l’Encyclopédie. Il faut le bouleversement administratif du 10 juin 1793, instituant le Muséum national d’histoire naturelle, pour livrer Lamarck aux coquillages, aux boîtes d’Insectes piqués et aux bocaux malodorants pleins de Méduses ou de vers décolorés, sans connaissances préalables et sans autres ressources que son génie.
Le sceau du génie
Le résultat ne se fait pas attendre : dans ce monde d’animaux mal connus et demeurés pratiquement sans classification, Lamarck va introduire un ordre qui sera universellement et définitivement adopté. En 1799, il sépare les Crustacés des Insectes ; en 1800, il définit les Arachnides ; en 1802, il distingue les Annélides dans le grouillement des « vers » et institue pour les Échinodermes un embranchement distinct de celui des Polypes. C’est là le vrai titre de gloire de Lamarck : il a été « le Linné des animaux sans vertèbres », comme son ennemi Cuvier* a bien voulu en convenir, sur sa tombe seulement, d’ailleurs.
Mais c’est en 1809 seulement que Lamarck fera vraiment parler de lui, en publiant sa Philosophie zoologique, et plus tard encore (1815-1822) qu’avec l’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres il établira aux yeux du public le lien entre ses recherches de pure systématique et ses théories transformistes. Qu’est-ce donc que le « lamarckisme » ? Deux énoncés contenus dans la Philosophie zoologique suffisent à le résumer.
1. « Dans tout animal qui n’a point dépassé le terme de ses développements, l’emploi plus fréquent et soutenu d’un organe quelconque fortifie peu à peu cet organe, le développe, l’agrandit et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi, tandis que le défaut constant d’usage de tel organe l’affaiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés et finit par le faire disparaître. »
2. « Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par l’influence des circonstances où leur race se trouve depuis longtemps exposée et par conséquent par l’influence de l’emploi prédominant de tel organe ou par celle d’un défaut constant d’usage de telle partie, elle le conserve par la génération aux individus nouveaux qui en proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus. »
En somme. Lamarck attribue exclusivement l’évolution des êtres vivants à l’action de causes externes, qui ont sur eux une action modelante et adaptative. Chez les plantes, l’adaptation est directe ; chez les animaux elle est indirecte : l’inadaptation crée des tensions et des besoins, l’animal fait un effort pour réduire ces tensions et assouvir ces besoins, cet effort conduit à l’usage accru de certains organes, à l’abandon de certains gestes, enfin l’usage et le non-usage modifient peu à peu les formes de la lignée animale considérée. Il est vrai que les recherches paléontologiques suscitent immédiatement une impression de ce genre. Par malheur, tout l’édifice lamarckien repose sur l’hérédité des caractères acquis, et, en dépit d’innombrables expériences faites par des chercheurs, qui souhaiteraient de tout cœur les réussir (au point, parfois, de longer les frontières de l’honnêteté scientifique), jamais le moindre fait d’hérédité des caractères acquis n’a pu être établi solidement. Avant Hugo De Vries et les mutationnistes, personne n’avait fourni la moindre explication à l’évolution des lignées, même lorsque Darwin* eut génialement expliqué celle des populations. Mais, avant Lamarck, le fait même de l’évolution biologique était inconnu ou nié de presque tout le monde. Depuis Lamarck, il est devenu impossible de le passer sous silence. Et il y a une sorte de justice du hasard dans le fait que l’espèce végétale sur laquelle De Vries a fondé le mutationnisme s’appelle Œnothera Lamarckiana, l’Œnothère de Lamarck.
H. F.
➙ Évolution biologique / Taxinomie / Zoologie.
H. G. Cannon, Lamarck and Modern Genetics (Springfield, Illinois, 1959). / B. Mantoy, Lamarck (Seghers, 1968).
