Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Kleist (Heinrich von) (suite)

Robert Guiscard, qu’il reprit après avoir brûlé le premier manuscrit, est demeuré inachevé. Le fragment publié en 1808, dans la revue Phöbus, n’est qu’un morceau de ce qui aurait dû être la tragédie du grand homme absolu : l’échec de la volonté libre devant l’enchaînement irrémédiable des causes et des effets. Dans le seul personnage de Guiscard, le Normand de Sicile, et dans le tableau de son expédition contre Byzance, Kleist avait voulu montrer l’affrontement de la force virile et intelligente à l’ordre aveugle des choses. Comment ne pas y voir une transposition du sentiment de la vie qui habitait Kleist lui-même, toujours aux prises avec l’ordre qu’il aurait voulu édifier et ruiner en même temps, tout comme il aurait souhaité le dominer et être dominé par lui ?

Entre les deux versions du drame se place une des tentatives de Kleist pour forcer le destin, pour échapper à une fin sans gloire : « Le ciel me refuse la gloire, le premier des biens terrestres ; alors, comme un enfant insensé, je rejette tous les autres. » Il avait rêvé de prendre part à l’expédition contre l’Angleterre qui se préparait au camp de Boulogne ; arrêté et suspecté d’être un espion, il ne fut libéré qu’après plusieurs interventions.

Renvoyé en Prusse, il y redevint un temps fonctionnaire. Après l’occupation de Berlin, il fut, de nouveau, arrêté en janvier 1807. Libéré, il alla s’installer à Dresde. Il y a connu une vie plus calme, dans le groupe formé par Ludwig Tieck, le philosophe et savant Gotthilf Heinrich von Schubert, le peintre Caspar David Friedrich et surtout Adam Müller, comme Kleist patriote et théoricien d’une politique « organiciste ». Tous mettaient leur espoir dans l’Autriche, et sa défaite en 1809 marqua pour Kleist une nouvelle période d’abattement.


Deux figures de femmes

Ses drames et ses nouvelles ont été écrits dans ces années, entre 1806 et 1810. Penthésilée (Penthesilea) est de 1808. Telle que la montre Kleist, la reine des Amazones n’est pas seulement redoutable sur le champ de bataille, elle conquiert aussi le jeune Achille, au lieu de se laisser conquérir ; elle finira par tuer celui qu’elle voulait étreindre. Un critique moderne a comparé cette femme à l’âme du poète lui-même, blessée, retournée, rendue furieuse par le contact avec le monde ; il est vrai que Penthésilée s’est dressée contre une offense, légère, mais insupportable à un être aussi susceptible. De grâce qu’elle était, elle devient une furie, d’un coup. Les contemporains ont été horrifiés par tant d’excès, par une langue pathétique et sanglante et qui dépasse, de loin, les limites du bon goût. La pièce a été « découverte » par les expressionnistes.

La Petite Catherine de Heilbronn (Das Käthchen von Heilbronn, 1810) est, aux termes du sous-titre, « un grand spectacle historique et chevaleresque », qui a pour décor la Souabe, au temps des empereurs Hohenstaufen. Le genre était alors à la mode, et Kleist lui a donné assez de pittoresque médiéval ; il y a mis assez de rêves pour que la pièce puisse être montée dès 1810, sans grand succès. Le dénouement pourtant est heureux, comme dans un conte de fées ; les vers y alternent avec la prose, mais l’action est très diffuse, et la plupart des personnages seulement esquissés. Ce qui ressort, c’est un autre drame du couple humain, l’envers de celui auquel on assiste dans Penthésilée, moins effrayant il est vrai. La petite Catherine de Heilbronn, éprise du comte de Strahl, qui occupe aussi bien ses rêves que ses heures conscientes, le suit comme fascinée ; elle abdique toute volonté, elle est aliénation pure ; elle aime s’abolir devant la virilité triomphante. Son ingénuité et son abandon lui permettent aussi de triompher de tous les obstacles à son bonheur. Elle est à demi angélique, et c’est un chérubin qui la sauve d’un château en flammes. C’est la plus poétique certainement des pièces de Kleist, où l’analyse lucide des conflits, qui est son élément propre, n’apparaît que rarement, seulement au début de la pièce. Vivant surtout dans le rêve, aussi abandonnée que Penthésilée était conquérante et dévorante, la petite Catherine est l’autre incarnation de la femme, l’extrême inverse.


Tragédies patriotiques

Dans sa dernière phase, la production tragique de Kleist a été patriotique, en rapport direct avec la préparation d’un renouveau national. La Bataille d’Arminius (Die Hermannsschlacht), en 1808, est un drame atroce, tout en noir et blanc ; les Romains sont tous criminels, les Germains héroïques dans leur combat libérateur et d’une barbarie insoutenable. Thusnelda, qui sera l’épouse de Hermann, est aussi cruelle que Penthésilée. Le corps d’une vierge violée par un légionnaire, sacrifiée ensuite par son propre père, est coupé en morceaux, qui seront envoyés aux tribus germaniques pour les inciter au combat vengeur.

En 1810, Kleist était revenu à Berlin et y avait trouvé une atmosphère accueillante qui le réconcilia avec sa propre patrie. Lui qui, orphelin de mère, était entré dès l’enfance à l’école des cadets, se trouvait pour la première fois en accord avec ses origines et avec la terre de ses ancêtres. La pièce qui en est résultée, le Prince de Hombourg (Prinz Friedrich von Homburg, 1810), fut, dans tous les sens du mot, la plus heureuse de ses productions. Son inspiration y est plus libre que nulle part ailleurs, la rigueur autrefois détestée de la règle prussienne est transfigurée, comme si on était passé de la scène tragique à celle de la légende. Car c’est bien une manière de Brandebourg légendaire qu’il veut faire revivre, avec tout un domaine de rêve romantique et des traits de réalisme comme on en rencontre rarement chez lui. Ils font le prix d’une figure comme celle du vieux Kottwitz, batailleur qui ne mâche pas ses mots.

Mais le nœud de l’action demeure, et même plus purement que nulle part ailleurs, le conflit entre l’inspiration d’un homme et la rigueur de la loi : le prince de Hombourg a mené ses cavaliers à la victoire, mais en désobéissant aux ordres. Longtemps, le drame demeure sans solution ; celle-ci apparaît pourtant, grâce à l’entremise d’une jeune fille qui sait faire appel au cœur du prince. L’Électeur de Brandebourg, se surpassant, admet de ne pas sacrifier l’unique à la règle. Hombourg ne sera pas jugé, mais renvoyé à sa conscience. Demain, il pourra mieux servir, avec tout son cœur, sa capacité de rêver et d’inventer.