Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Klee (Paul) (suite)

Entre-temps, il s’est donné une instruction artistique très solide et très étendue, notamment à Munich, à Berne et à Rome (où il passe un an). En 1908, il découvre à la fois les impressionnistes et Van Gogh, auquel d’emblée il préfère Cézanne. À cette époque, son travail consiste surtout en dessins, aquarelles et gravures, les principales de ces dernières s’échelonnant entre 1902 et 1907. Elles sont expressionnistes, voire caricaturales. L’humour particulier à Klee apparaît déjà dans certains titres (Rencontre de deux hommes dont chacun croit que l’autre est plus haut placé que lui). Très préoccupé de recherches techniques (un ami pourra dire plus tard que « son atelier ressemble à une pharmacie »), Klee produit à l’époque ses « sous-verres », plaques de verre couvertes de couleurs et de goudron qu’il travaille au moyen d’aiguilles de diverses grosseurs. En 1911, il se lie d’amitié avec les artistes du Blaue* Reiter, tout en gardant une certaine distance à l’égard de leurs activités de groupe. En 1912, un séjour à Paris lui fait connaître la peinture cubiste : l’année suivante, il intitulera Hommage à Picasso (coll. privée, Bâle) une toile légèrement ironique qui noie dans une brume fantomatique (et dans le format ovale que les cubistes affectionnaient parfois) des volumes plus proches de Cézanne que du travail « analytique ». L’influence du cubisme s’étend alors à ses gravures.

Dès 1914, Klee a fait un voyage en Tunisie, et il retournera à plusieurs reprises dans les pays arabes, notamment en Égypte (1928-29). A-t-il eu vraiment à cette époque la révélation de la couleur ? Ce qui est certain, c’est que, dans les années qui suivent, il développe à côté de son œuvre graphique l’aquarelle, l’huile et très souvent le mélange des deux (lequel produit parfois ces bordures hachurées et comme tramées qu’il prolonge, selon sa propre expression, en « fioritures »). L’influence orientale est sensible dans des natures mortes pareilles à des mosaïques (mosaïques byzantines de Saint-Jean-de-Latran, qu’il a nommément désignées comme l’une de ses sources d’inspiration, mais aussi mosaïques alexandrines de Tripoli). Elle se révèle aussi dans la multiplication de personnages pareils à des derviches ou à des danseuses dans des décors ornés d’oriflammes. Plus profondément, Klee emprunte à l’arabesque l’extension presque indéfinie de la ligne courbe, et à l’art du tissage le principe des « carrés magiques » qui emplissent son œuvre de 1923 à 1930 environ (Gamme de couleurs à dominante grise, Fondation Klee, Berne). Les paysages qu’il peint au cours de ses voyages échafaudent souvent plusieurs perspectives capricieuses, qui rappellent, sous leur apparent désordre, la frontalité de l’art égyptien (Vue partielle de G..., coll. James Gilvary, New York, tableau peint en Corse en 1927).

Klee avait été appelé au Bauhaus* en 1920 par Walter Gropius. Il y enseigna d’abord des techniques annexes, puis la peinture, successivement à Weimar et à Dessau. Lors de la fermeture du Bauhaus, il obtint un poste de professeur à l’académie de Düsseldorf (1930), mais dut retourner à Berne en 1933. Ces années passent pour celles de son total épanouissement : il y multiplie en effet des recherches à la fois théoriques (il en consignera le résultat à l’usage de ses élèves dans deux volumes compacts) et pratiques. À l’extrême variété des supports picturaux s’ajoute celle des styles : Klee spécule alors aussi bien sur les effets harmoniques de la couleur dans des toiles entièrement composées de lettres peintes à la manière des affichistes (Lors surgi de la nuit grise, Fondation Klee, Berne) que sur la « tapisserie » où le mystère équilibre la drôlerie (Paysage aux oiseaux jaunes, 1923, coll. Doetsch-Benziger, Bâle), ou que sur le portrait d’inspiration cubiste. C’est aussi à cette époque qu’il commence (en 1924) le Théâtre botanique (coll. Rolph Burgi, Berne), qu’il achèvera seulement dix ans plus tard et où le retour d’influence de Miró et de Max Ernst (qu’il avait lui-même influencés d’abord) se manifeste à travers l’ambition déclarée d’épouser le « commencement des choses ». En effet, malgré le primitivisme délibéré de son dessin, Klee est loin d’être un artiste purement instinctuel. Au Bauhaus, il commence ses cours par des considérations scientifiques et se montre dans ses écrits constamment à l’affût de principes analogiques, notamment pour rapprocher l’activité artistique des processus cosmiques et biologiques. Il a d’autre part gardé de sa jeunesse une passion musicale qui lui permet non seulement de fredonner des passages entiers de Bach et de Haydn, mais d’apprécier Stravinski et Schönberg. Ainsi, il compare le dessin au tracé des portées sur les partitions, tandis que, selon lui, la couleur « fredonne plus qu’elle ne chante » (allusion évidente au choix constant qu’il fait de teintes matériellement fragiles et le plus souvent cassées ou étouffées).

Sa curiosité s’étend également aux marionnettes (dont il retranscrit les activités dans certaines de ses toiles), aux arts primitifs (dont il est l’un des premiers à souligner la ressemblance avec l’art moderne) et même à l’art des aliénés, sans qu’il soit toujours possible de démêler ce qui relève dans ses propres œuvres de la convergence ou de l’emprunt. La fantaisie orientale continue à jouer un rôle dominant dans son expression, jusque dans les « couchers de soleil » divisionnistes et tramés qu’il peint en 1930.

Il y aura aussi, de 1930 à 1940, des « écritures secrètes » où l’influence des caractères arabes se mêle peut-être à la curiosité typographique, et, vers 1937, une série de toiles envahies par des « barres minces » alternant avec des « barres cernées », qui sont comme des échos affaiblis du somptueux désordre de la joaillerie orientale.

Pendant toute cette période, Klee ne cesse de dessiner et de graver, dans un esprit qui demeure humoristique (Grand-père gouvernable, 1930 ; Clown se divisant, 1931). Cependant, une certaine angoisse se fait jour dans son œuvre, certainement liée aux premières attaques d’une forme mystérieuse de sclérodermie qui l’affecte en 1935. D’autre part, malgré son indifférence affichée au monde des réalités politiques, il n’a pu se voir sans émotion figurer parmi les représentants de l’« art dégénérée » lors de l’exposition organisée sur ce thème par les nazis, à Munich, en 1937. Dans les pastels et les toiles (de dimensions croissantes) qu’il exécute alors, des personnages schématisés, réduits parfois à des termes d’équations, ou filiformes, se croisent en tous sens sur des fonds terreux ou colorés quand ils n’envahissent pas presque toute la surface de la toile, sous forme d’un monstre faussement rassurant (Chant d’amour par nouvelle lune, Fondation Klee, Berne). Parfois, cependant, Klee se délasse, dirait-on, en revenant aux « carrés magiques » (Vert sur vert, 1938, coll. Meyer-Burteli, Berne). Le dernier tableau qu’il ait peint est une nature morte sur fond noir qui associe à un fragment d’écriture pictographique la silhouette de l’ange de la mort.