Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
K

Kafka (Franz) (suite)

Felice

Le 13 août 1912, au cours d’une soirée chez les parents de Max Brod, Kafka fait la connaissance de Felice Bauer, originaire de haute Silésie, qui occupe à Berlin un poste de fondé de pouvoir dans une importante entreprise commerciale. Pendant cinq ans, il mène un combat incessant et désespéré avec lui-même pour s’arracher la décision d’épouser cette jeune fille au « visage insignifiant qui porte franchement son insignifiance », selon les propres paroles de Franz, mais courageuse, énergique et gaie, d’une santé solide, aspirant à un bonheur petit-bourgeois. Après des fiançailles en mai 1914, une première rupture six semaines plus tard, puis de nouvelles fiançailles au début de juillet 1917, il se sépare d’elle définitivement en décembre 1917. Ces cinq années sont également une période d’intense production littéraire, où Felice apparaît sous des figures différentes. En août 1912, Kafka rassemble un certain nombre de textes destinés à son premier livre, Contemplation (Betrachtung), qui paraît en janvier 1913 chez Rowohlt à Leipzig. Grand admirateur de Goethe, il fait dans l’été 1912 un pèlerinage à Weimar en compagnie de Max Brod, qui l’introduit à Leipzig chez Ernst Rowohlt (1887-1960) et Kurt Wolff (1887-1963). Celui-ci, vite sensible à la qualité exceptionnelle de son œuvre, devient son éditeur et éprouve pour lui un sincère et durable attachement. Dans la nuit du 22 au 23 septembre 1912, Kafka rédige d’une seule traite le Verdict (Das Urteil), publié pour la première fois en 1913 dans l’almanach Arkadia de Max Brod, avec une dédicace à Felice Bauer. « Je lui dois indirectement d’avoir écrit l’histoire », note-t-il dans son Journal, « mais, ajoute-t-il dans un accès visionnaire, Georg est perdu à cause de sa fiancée. » Le Verdict, récit bref et dense, marque un tournant décisif dans l’art de Kafka : le style limpide et dépouillé, la technique nouvelle qui remplace le fantastique des œuvres de jeunesse par un réalisme étrange, obsédant, rapprochent l’œuvre de l’expressionnisme le plus pur. Kafka lui-même a conscience de l’originalité de ce récit : « Ce n’est qu’ainsi qu’on peut écrire », dit-il dans son Journal du 23 septembre 1912. Le thème central, la sentence de mort prononcée par un père tout-puissant quoique d’apparence sénile contre Georg, son fils unique, tourmenté de remords, se retrouve sous-jacent ou modulé dans la totalité des œuvres ultérieures. Les écrits de la maturité pivotent tous autour de l’idée du jugement, du procès et du châtiment.

Aussitôt après le Verdict, Kafka reprend le travail de son premier roman, dont le manuscrit ne porte pas de titre, mais qu’il avait coutume d’appeler le Disparu (Der Verschollene) ou son « roman américain ». Ce livre, commencé au début de l’année 1912, restera à l’état de fragment et sera publié par Brod après la mort de Kafka, en 1927, sous le titre Amerika. Le premier chapitre, le Chauffeur (Der Heizer), que Kafka termine en automne 1912, paraît chez Kurt Wolff en mai 1913. Le roman est primitivement conçu avec une fin optimiste et d’une tonalité moins sombre que les deux récits qui suivront, mais Kafka envisage dès 1915 une issue tragique : Karl Rossmann, le personnage principal du Disparu, ne devait, lui non plus, échapper à la punition de mort.

Vers la fin de l’année 1912, Kafka compose un récit assez ample, la Métamorphose (Die Verwandlung), publié en novembre 1915 : Gregor Samsa, voyageur de commerce, se trouve un matin, « au sortir d’un rêve agité », transformé en une gigantesque vermine. Cette mutation ne cause aucun étonnement, seulement de la terreur et des menaces, et la mort de Samsa provoque un grand soulagement dans sa famille. Plus cruelle encore que la métamorphose du héros est l’incompréhension totale, l’indifférence, voire l’hostilité de son entourage.


Kierkegaard

En 1913, Kafka entreprend la lecture de Kierkegaard*, dont le destin lui paraît semblable au sien. Au début de septembre de la même année, il assiste à un congrès international de secourisme et d’hygiène à Vienne ; son voyage le mène ensuite à Trieste, à Venise, à Vérone et enfin dans une maison de repos à Riva. Au cours de ce second séjour au bord du lac de Garde, il rencontre une Suissesse de dix-huit ans. « Pour la première fois, note-t-il dans ses carnets, j’ai compris une jeune fille chrétienne et j’ai vécu presque entièrement dans sa sphère d’activité. » Elle lui ordonne de ne rien dire d’elle, si bien qu’on ignore presque tout de cette liaison, comme de celle de Zuckmantel. À la fin d’octobre 1913, une amie de Felice, Grete Bloch, arrive à Prague. Après la visite qu’elle rend à Kafka pour intervenir auprès de lui en faveur de Felice, une correspondance de plus d’un an s’engage entre l’écrivain et la jeune femme, qui semble avoir joué un rôle un peu équivoque dans cette affaire.


« le Procès »

En été 1914 éclate la Première Guerre mondiale. Kafka commence le Procès (Der Prozess), roman inachevé, auquel il travaille pendant plusieurs années et dont un chapitre, qui a pour sujet une légende et son exégèse, sera publié en 1919 sous le titre de Devant la loi (Vor dem Gesetz). Joseph K., le héros du Procès, se trouve arrêté sans motif précis le jour de son trentième anniversaire. En fait, il est libre de vaquer à son emploi au sein d’une grande banque. Tout au long du roman, il est confronté avec les images de la Loi, du Tribunal et du Juge, et lutte en vain pour saisir la vérité de ces images, symboles en apparence, allusions en réalité à un monde dont le sens est malaisé à déchiffrer. Il évolue dans un univers totalitaire où la justice semble absente et où les femmes, comme dans la plupart des écrits de Kafka, sont réduites à un rôle purement érotique, avilissant, animal presque. L’avant-veille de son trente et unième anniversaire, il meurt « comme un chien », dans une carrière déserte, égorgé par deux bourreaux mystérieux, vêtus de noir, et « c’était comme si la honte devait lui survivre ». Dans la grande Lettre au Père, qu’il écrira cinq ans plus tard, Kafka commente cette page finale du Procès : « J’avais perdu devant toi ma confiance et, en échange, j’avais reçu un immense sentiment de culpabilité. En souvenir de cette immensité de découragement, j’écrivis un jour au sujet d’un de mes personnages avec juste raison : Il craint que la honte ne lui survive. »