Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

Joyce (James) (suite)

Joyce pose en permanence le problème du rapport de ses personnages avec le langage, la phrase, le mot ; les personnages sont fascinés par la réalité verbale. À la première fonction du langage comme véhicule, instrument du récit dit « objectif », s’ajoute celle du langage lui-même, objet de langage, élément dans le récit, élément d’intérêt particulier parmi d’autres sujets et thèmes ; il devient le sujet privilégié. Le mot accède au statut d’objet. Il ne se perd plus dans sa fonction de désignation, il ne se confond plus avec l’objet, il est objet. Le langage, par sa propre dynamique, produit alors le texte. L’un des effets les plus saisissants d’Ulysse est l’immédiateté du flot de l’expérience restituée dans toute sa multiplicité spatiale et temporelle. Même si l’on retrouve, comme avec l’école naturaliste, une préoccupation pour le détail, l’exploitation et les procédés employés sont radicalement différents. Joyce construit ses personnages à travers ce qu’ils disent, ce qu’ils pensent et ce qu’ils font. Le lieu de la réalité des personnages et des endroits est la conscience même de ces personnages. Le procédé d’écriture le plus remarquable reste sans aucun doute le courant de conscience (stream of consciousness). Le monologue intérieur est toujours employé, mais Joyce en viendra, après Ulysse, à le considérer comme un jeu de style plutôt que comme la forme la mieux adaptée à rendre la totalité du conscient.

Au-delà de la topographie et des habitants, Joyce extrait de Dublin des éléments de l’activité culturelle. Les références aux pantomimes tiennent une grande place. Ces immenses et complexes entreprises jouissaient d’une très grande popularité. Au modèle londonien, les organisateurs dublinois incorporaient de nombreux traits de la vie locale, et cette possibilité d’enrichissement permanent par l’addition de détails n’est peut-être pas étrangère à la technique d’élaboration d’Ulysse et de Finnegans Wake. La pantomime prenait allure d’événement à l’échelle de la ville de Dublin ; chaque spectacle pouvait, en plusieurs représentations, recevoir des dizaines de milliers de spectateurs. Tout comme Ulysse prend pour prétexte structurel l’Odyssée, la pantomime s’organisait le plus souvent autour d’un conte de fées, d’un récit populaire ou d’une fable historique : Robinson Crusoé, Aladin ou la Lampe merveilleuse, Sindbād le Marin, Cendrillon, Dick Whittington... À l’intérieur de ce cadre, aux bouffonneries et aux pantalonnades traditionnelles se mêlaient astuces d’acteurs et allusions impertinentes. Cette pratique, transposée dans le roman, prend la forme de multiples procédés : la parodie, la libre association, le symbolisme traditionnel ou psychanalytique, l’analogie, l’allusion, la citation, la confusion des niveaux de signification, le jeu de mots, le calembour, le plus pesant... Pour justifier la présence de ces derniers dans une œuvre « sérieuse » Joyce avançait que « la Sainte Église catholique apostolique et romaine était bâtie sur un calembour (« Tu es Pierre et c’est sur cette pierre que je bâtirai mon Église »). « Pourquoi n’en ferais-je pas autant ? » À toute allégation de trivialité, il répondait : « Oui, certains de mes moyens sont triviaux — et d’autres quadriviaux. » La liste est un autre élément d’exubérance souvent exploité, qu’elle soit rabelaisienne ou produite par le jeu de la dérivation phonétique.

La préoccupation grandissante de Joyce est l’expérimentation linguistique, la concrétisation de toutes les possibilités de la langue anglaise. L’intrigue comprend non seulement les actions et les réflexions des personnages, mais aussi l’acte même de l’écrivain, c’est-à-dire sa manipulation des techniques narratives. Joyce travaille selon un plan préétabli. Les multiples notes et fragments divers qu’il rassemble sans cesse sont prévus pour s’insérer à un endroit précis du schéma général de l’œuvre. Le livre, dans sa totalité, dans sa complexité, se développe dans l’esprit de l’auteur à partir d’une vision unique. Joyce rassemble en vrac, à tout instant de son existence, toutes sortes de citations, références, idées, échantillons de styles, slogans publicitaires, coupures de journaux, extraits de guides touristiques, etc. Ensuite seulement, il les ordonne et passe à l’écriture, ce qui n’exclut pas pour autant modifications et ajouts ultérieurs, ces derniers étant rendus de plus en plus facilement acceptables avec la disparition de la logique narrative. En donnant une journée par cadre temporel à son épopée, Joyce exclut la plupart des règles conventionnelles du roman du xixe s., qui se déroule selon un ordre chronologique, avec son dosage éprouvé de description, de dialogue et de narration. Virginia Woolf, très tôt, reconnaît cette rupture avec les principes consacrés de la composition : « Il se préoccupe avant tout des reflets vacillants de cette flamme intérieure dont les messages parviennent à la conscience, et pour les préserver il rejette, non sans courage, tout ce qui peut lui paraître inessentiel, fût-ce la probabilité, la cohérence ou tout autre de ces points de repère qui, pendant des siècles, ont servi à guider l’imagination du lecteur appelé à imaginer ce qu’il ne peut ni toucher, ni voir. »

Démuni des cadres sociaux formels de la famille, de la patrie, de la religion, qu’il rejette pour leur contenu, Joyce est continuellement attiré par toute structure susceptible d’ordonner son œuvre. Ainsi, pour écrire Ulysse, il se sert d’une grille qu’il retire par la suite. En effet, les points de repère que l’on peut déceler par la mise en parallèle avec l’Odyssée se justifient plus par un souci de composition de la part de l’auteur que comme des indices mis à la disposition du lecteur. La réalité de l’œuvre se situe plus au niveau de sa substance qu’à celui de l’échafaudage nécessaire pour un temps à sa construction. De tels préalables entraînent des contraintes quant à l’attitude du lecteur et au mode de lecture. On a pu dire : « On ne lit pas Joyce, on le relit. » Une fois que le lecteur a pris connaissance, à l’occasion d’une première lecture, des événements, des personnages et des thèmes qui composent Ulysse, l’œuvre apparaît comme un tout dont les relations internes ne peuvent se préciser que lors de lectures ultérieures ; mémoire et imagination sont alors fortement mises à contribution. Ainsi, cette difficulté d’appréhension immédiate du texte et cet impératif de relecture sont les conditions nécessaires pour que l’œuvre soit perçue selon le projet initial de l’auteur comme une image totale affranchie des contraintes de développement linéaire du langage ; à la différence près, cependant, que pour le lecteur, cette unité apparaît rétrospectivement. De même, pour Finnegans Wake, une première lecture peut difficilement aller au-delà d’une appréciation de l’humour et d’une reconnaissance de la virtuosité linguistique de son auteur. Chaque mot est lui-même un sous-ensemble, une unité complexe intégrant plusieurs sens ou thèmes simultanément. Par exemple, l’expression Chaka a seagull ticket inclut : a single ticket (« un aller simple »), Tchekhov, la pièce de Tchekhov The Seagull (la Mouette), Tcheka (l’une des premières polices secrètes soviétiques), Tchaïka (« mouette » en russe). Le jeu de mots comporte généralement au moins trois niveaux de signification : l’association formelle ou de contenu qui frappe par son incongruité, la combinatoire linguistique qui permet de mettre en rapport divers concepts ou thèmes et la forme poétique, création originale jouant sur les sons et les rythmes, le tout dans une expression la plus concise possible. Chaque mot remodelé par Joyce « présente un complexe intellectuel et émotionnel en un instant de temps ». Toutes les lectures auxquelles a été soumis Finnegans Wake depuis sa publication n’ont pas réussi à épuiser sa complexité, et le risque grandit que de nombreuses énigmes ne reçoivent jamais de réponses. L’explicitation totale semble avoir été définitivement compromise avec la mort de Joyce deux ans après la parution de l’œuvre, alors que, pour Ulysse, la coopération de son auteur à l’élucidation du texte avait été, dans une certaine mesure, responsable de sa réception favorable par le public.