Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

Joyce (James) (suite)

Joyce voyage de nouveau en Belgique, en Allemagne, au Danemark, où il peut expérimenter son danois, et revient par Zurich, où s’est fixé son frère Stanislaus. À Paris, les activités mondaines de la famille Joyce diminuent pendant les dernières années de la vie de James. Finnegans Wake est terminé en 1939. Les critiques littéraires sont pris au dépourvu : « probablement un grand livre », « le plus colossal canular depuis l’Ossian de Macpherson ». La Seconde Guerre mondiale éclate, et, non sans difficulté, la famille Joyce rejoint Zurich, où James Joyce meurt le 13 janvier 1941 à la suite de l’opération d’un ulcère duodénal perforé.


« Mon livre a été pour moi une réalité plus grande que la réalité même »

C’est en opposition avec l’illusion réaliste du xixe s. dénoncée par Valéry, à contre-courant de la production littéraire naturaliste, que Joyce publie ses premiers écrits. Dans la quinzaine de nouvelles de Gens de Dublin, la vie de l’auteur enfant et la vie dublinoise sous tous ses aspects composent des tableaux où les relations humaines s’affirment sur un mode sinistre. Joyce a pu exprimer la crainte de se voir appeler le « Zola irlandais » après avoir publié Gens de Dublin, mais seules sa préoccupation pour les côtés négatifs de l’existence et la précision de son style pouvaient justifier cette crainte. Joyce ne cachait pas son mépris pour cette écriture, qu’il jugeait condamnée à disparaître sous peu. Le seul écrivain anglais de cette école qu’il ait pu louer fut George Moore, le premier naturaliste en Angleterre, mais ce fut à propos d’Esther Waters (1894), œuvre qui contient également des expériences d’écriture telles que la production du texte à partir de mots clés ou des compositions impressionnistes à base de notations de couleurs et de mouvement. De même, si Flaubert fut le seul réaliste français à recevoir une appréciation favorable de Joyce, il le dut en particulier à l’élégance et à la rigueur de son style. Joyce déclare sans ambiguïté qu’il refuse de réduire l’art à la simple représentation de la réalité objective (si l’on admet que ce soit possible) ou à la simple exposition d’un sentiment individuel. Les trois premières nouvelles du recueil sont présentées à travers le filtre de la conscience du jeune Stephen. Le caractère d’expérience personnelle est marqué par l’emploi de la première personne, moyen qui sélectionne et organise déjà les éléments qui forment le « réalisme » de Joyce. Ces trois nouvelles rendent compte d’une initiation à la cité de Dublin, au cours de laquelle l’enfant apprend à connaître la mort, se lance dans sa première quête, rencontre ses premières désillusions. Mais le fait le plus significatif est la découverte du langage opérée par l’enfant dès la première page. Sa fascination pour les mots en tant que formes, porteuses de sens certes, mais d’abord formes, nous est dite d’emblée. Les mots ne sont pas « oisifs » ; ils sont capables de sorcellerie. Le mot paralysie est envoûtant par sa morphologie et sa phonologie ; il renvoie aussi comme une malédiction à la condition intellectuelle et morale de Dublin. Les nouvelles qui suivent mettent en scène toute la ville par les thèmes du sordide, de l’oppression, de la solitude, de la politique ou par des personnages : le prêtre, le patriote, le célibataire, la blanchisseuse, tous des vivants déjà morts. La description minutieuse de cette existence est effectuée grâce à une écriture qui présente bien plus qu’un simple reflet, si précis soit-il, de la réalité. Ainsi, dans « Une douloureuse affaire », la description de la chambre de Mr. Duffy, au-delà de l’inventaire apparemment banal des objets qui la meublent, implique dans sa texture même la présence de la cellule du moine, les hauts fûts de la cathédrale, le deuil liturgique et maints commentaires sur la littérature. Le parc que traverse Mr. Duffy en rentrant chez lui est aussi Phoenix Park et le Jardin d’Eden. Joyce inaugure ici une écriture qui autorisera toujours simultanément plusieurs niveaux de lecture. Embryonnaires, les procédés mêmes qui seront développés plus tard sont déjà présents : insertion d’éléments extérieurs au récit, non narratifs en eux-mêmes, mais parfaitement intégrés, tels que citations, mots et expressions marquantes de l’enfance, articles de journaux, bribes de poèmes. Cette anatomie de Dublin est à verser au dossier de la justification de son exil, déjà annoncé par la vision de fin : « La neige couvrait toute l’Irlande [...] l’heure était venue pour lui d’entreprendre son voyage vers l’ouest. La neige tombait doucement sur tout l’univers [...]. » Pour Joyce, le salut se trouve hors de la cité.

Dedalus est le récit de la genèse d’un exil, le récit de l’apprentissage de la vie et de l’art, prétexte littéraire déjà largement utilisé, en particulier par Hardy et Meredith. Avec une écriture déjà consciente, beaucoup plus rigoureuse que la première version, Stephen le héros, plus lyrique, le livre met d’abord en scène un jeune Stephen soumis à une éducation centrée sur les cultes de la famille, de la patrie et de la religion, principales forces contraignantes de l’Irlande. Le second temps de cet itinéraire spirituel est le désengagement du système, la réfutation de ces valeurs ; il culmine avec la proclamation solennelle de l’Artiste : « Je ne veux plus servir ce à quoi je ne crois plus, que le nom en soit la famille, la patrie ou l’Église, et je veux essayer de m’exprimer grâce à un mode de vie ou d’art aussi librement et aussi totalement que je le pourrai, en utilisant pour ma défense les seules armes que je juge dignes : le silence, l’exil et l’art. »

En s’appuyant sur les données critiques théoriques d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin, et en fondant sa réflexion sur le rapport de l’écrivain à son objet, Joyce établit une distinction entre les divers genres littéraires. Dans le genre lyrique, l’auteur et son double (son image littéraire) sont en relation immédiate ; dans le genre épique, l’auteur présente son double par le moyen d’une médiation ; dans le genre dramatique, le double de l’auteur apparaît en relation immédiate avec les autres : « La forme lyrique est, de fait, le plus simple vêtement verbal d’un instant d’émotion, un cri rythmique, pareil à ceux qui jadis excitaient l’homme tirant sur l’aviron ou roulant des pierres vers le haut d’une pente. Celui qui profère ce cri est plus conscient de l’instant de son émotion que de soi-même en train d’éprouver cette émotion. La forme épique la plus simple émerge de la littérature lyrique lorsque l’artiste s’attarde et insiste sur lui-même comme sur le centre d’un événement épique ; cette forme progresse jusqu’au moment où le centre de gravité émotionnel se trouve équidistant de l’artiste et des autres. Le récit, dès lors, cesse d’être personnel. La personnalité de l’artiste passe dans son récit, fluant et refluant autour des personnages de l’action, comme une mer vitale [...]. On atteint la forme dramatique lorsque la vitalité, qui avait flué et tourbillonné autour des personnages, remplit chacun de ces personnages avec une force telle que cet homme ou cette femme en reçoit une vie esthétique propre et intangible. La personnalité de l’artiste, traduite d’abord par un cri, une cadence, une impression, puis par un récit fluide et superficiel, se subtilise enfin jusqu’à perdre son existence et, pour ainsi dire, s’impersonnalise. L’artiste, comme le Dieu de la Création, reste à l’intérieur, ou derrière, ou au-delà, ou au-dessus de son œuvre, invisible, subtilisé, hors de l’existence, indifférent, en train de se curer les ongles. » Cette théorie esthétique est développée pour sa fonction dramatique dans l’œuvre tout autant que pour sa fonction philosophique et se justifie surtout en relation avec l’évolution de Stephen. Cependant, il est remarquable que cette progression se retrouve dans les productions successives de Joyce. Le cri devient une cadence dans Musique de chambre, et Gens de Dublin est l’articulation d’une conscience avant tout émotionnelle. Dedalus émerge du mode lyrique de Stephen le héros. Le passage du personnel à l’épique s’opère avec Ulysse, où le centre de gravité émotionnel est équidistant de l’artiste lui-même et des autres. Et, avec Finnegans Wake, l’artiste s’est retiré de son œuvre ; il a disparu, sublimé. Il est important de noter que Dedalus propose déjà les grandes lignes théoriques autour desquelles va s’organiser la création de Joyce.