Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

jeunes (les)

Catégorie sociale qui inclut, aux yeux de l’observateur, tous ceux qui dans une société donnée sont sortis de l’enfance sans pour autant faire partie intégrante du monde des adultes.


Pour illustrer le rôle des groupes d’âge dans le fonctionnement des sociétés, le sociologue allemand Karl Mannheim proposait d’imaginer une société qui serait composée d’une génération unique se prolongeant indéfiniment sans renouvellement et de mesurer ce qui distinguerait cette société utopique de celles que nous connaissons. On pourrait imaginer une autre utopie : celle qui consisterait à supposer que chaque génération soit complètement éteinte avant que la suivante ne se lève. Dans l’un et l’autre cas, on aboutit à un monde social aussi méconnaissable que le serait la surface terrestre dans l’hypothèse de l’apesanteur.

L’importance de la transmission de l’héritage culturel d’une génération à l’autre pour la continuité de tout système social explique que les sociétés distinguent toutes parmi leurs membres une catégorie de citoyens en puissance : les jeunes, auxquels elles ne donnent un droit de participation pleine et entière qu’après l’achèvement de la période de socialisation, au moment où les jeunes cessent d’être jeunes.

Dans certaines sociétés archaïques, la fin de l’adolescence correspond à une coupure sans équivoque marquée par un ensemble de cérémonies. Par ces rites, le jeune dépouille symboliquement son « ancien » état (changement de nom, circoncision, deuxième naissance symbolique, rites de séparation par rapport à la mère) et accède à l’état adulte (combats ou concours rituels avec les adultes, initiation au savoir traditionnel, etc.). Cette accession à l’état adulte s’accompagne d’un relâchement du contrôle des adultes sur l’ancien « jeune », en même temps que lui sont confiés des rôles de responsabilités.

Dans nos sociétés, la fin de l’adolescence ne correspond ni à une coupure précise ni à des rites formalisés, de sorte que le moment du passage à l’état adulte est beaucoup plus incertain. Sans doute la loi fixe-t-elle de façon précise le moment où un jeune peut voter, conduire une automobile ou cesser de fréquenter un établissement scolaire. Mais ces moments ne coïncident pas entre eux et concernent des sphères de comportement particulières. Le passage aux comportements adultes est, pour d’autres sphères, laissé à l’appréciation de la famille (comportements sexuels par exemple), ce qui ne veut du reste pas dire que cette appréciation soit libre de tout déterminisme social.

Étant donné l’importance sociale croissante de l’activité professionnelle dans nos sociétés, on peut toutefois affirmer que, dans le passage à l’état adulte, l’insertion dans l’univers professionnel est un élément fondamental, à la fois psychologiquement et socialement. Il y a encore peu d’années, le type et le niveau d’insertion dans la société adulte, le statut social de l’adolescent étaient largement prédéterminés par la position sociale de sa famille d’origine. Aujourd’hui, il est beaucoup plus difficile pour un élève de seconde d’un lycée ou même pour un étudiant d’anticiper correctement son avenir. Or, l’importance de l’insertion professionnelle, devenue la source principale du statut social, est telle qu’il est probablement difficile pour un jeune homme et, à un moindre degré, pour une jeune fille de se sentir complètement adulte tant que cette insertion n’a pas reçu un début de réalisation.

On peut donc, plus généralement, émettre l’hypothèse que la prolongation moyenne de la période scolaire caractéristique de notre temps, jointe à la dépendance du statut social par rapport à la scolarité, contribue à prolonger la période de l’adolescence.

D’autre part, il est possible que l’enfance cède plus tôt qu’autrefois le pas à l’adolescence. Il est probable en effet (bien que les données diachroniques fassent défaut sur ce point) que la famille cesse plus tôt qu’autrefois d’exercer son contrôle sur certaines sphères de comportements. Cela paraît résulter de ce qu’on peut appeler de façon lâche l’évolution générale des mœurs, mais aussi de la rapidité d’évolution de certaines variables structurelles : ainsi, l’augmentation très rapide en une génération des taux de scolarisation a pour conséquence qu’un très grand nombre de jeunes ont, dès un âge précoce, un niveau d’instruction supérieur à celui de leurs parents. Ce seul fait doit entraîner une disparition plus précoce du contrôle familial sur certaines sphères de comportements. L’évolution de nos sociétés se caractérise par le fait que les jeunes y deviennent plus tôt adolescents et plus tard adultes.

Peut-être cela explique-t-il que la catégorie des jeunes soit socialement plus fortement identifiée aujourd’hui qu’hier. Le phénomène social d’une « culture des jeunes », d’une mode spécifique de la jeunesse, phénomène récent, est peut-être corrélatif de cette prolongation de l’adolescence.

Il faut d’ailleurs souligner qu’on a observé à d’autres moments de l’histoire l’apparition d’une rupture entre générations successives. Les mouvements de jeunesse allemands, les mouvements romantiques dans leur ensemble opposèrent à la génération en place la recherche d’un nouvel idéal humain. Ces mouvements furent généralement, mais non toujours, corrélatifs de mutations sociales importantes, entraînant mécaniquement une distance entre générations. Mais une théorie générale resterait à faire sur ce point.

Les travaux du sociologue israélien S. N. Eisenstadt (From Generation to Generation), qui portent sur une gigantesque analyse comparative des groupes d’âge à travers un vaste ensemble de sociétés archaïques, anciennes et modernes, ont démontré que, lorsque les principes de l’organisation sociale s’éloignent des structures familiales, les sociétés tendent à créer des institutions (comme l’école) ou des organisations (comme les mouvements de jeunesse) réservées aux jeunes, en même temps qu’apparaissent des comportements sociaux particuliers aux jeunes. C’est le cas par exemple, dans l’Antiquité, de Sparte ou d’Athènes. Mais ce n’est pas le cas de la Rome classique, où l’école resta pendant longtemps un appoint mineur de l’éducation familiale, où les organisations de jeunesse sont inexistantes et où la prise de la « toge virile » est dans une large mesure une affaire familiale. Eisenstadt voit une correspondance entre cette habitude et le fait que la vie politique romaine dépend largement des structures familiales : le sénat et le consulat sont réservés aux patriciens ; quant aux assemblées « démocratiques », elles dépendent également de l’aristocratie par le phénomène de la clientèle. En Grèce, l’organisation de la polis est au contraire beaucoup plus indépendante des structures familiales. Corrélativement, les institutions et organisations de jeunesse sont beaucoup plus nombreuses et importantes qu’à Rome.

L’évolution de nos sociétés tend certainement à une indépendance croissante des structures sociales par rapport aux structures familiales. La mobilité géographique est plus grande aujourd’hui qu’autrefois. L’instruction et, de façon générale, la socialisation sont de moins en moins le fait de la famille.

Le statut social est de son côté de moins en moins déterminé par la famille d’origine.

À défaut d’une preuve irréfutable, la « loi » d’Eisenstadt fournit sans doute un intéressant fil conducteur pour comprendre les mouvements de jeunesse de notre temps.

R. B.

➙ Adolescence / Éducation / Étudiants / Famille / Initiation.