Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

jazz (suite)

Selon Peter Tamony, une fusion de mots serait à l’origine du mot jazz. Il cite le verbe français jaser, que l’on retrouve dans le patois créole de la Louisiane, un pas de danse intitulé la chasse, le verbe anglais chase (poursuivre) et l’existence d’un spécialiste du cake walk, Jasbo. Cette fusion aurait été favorisée par l’emploi, par les Noirs des États-Unis, d’un terme de consonance identique, provenant de dialectes d’Afrique occidentale et utilisé argotiquement pour désigner l’acte sexuel, ce qui convenait fort bien pour caractériser une musique profane associée aux maisons closes de La Nouvelle-Orléans et peu conforme aux convenances morales qui contraignaient certaines danses dans la société américaine du début du xxe s.


Musique d’un peuple, peuple du blues

D’origine prolétarienne et associées à la danse, les premières manifestations du jazz instrumental furent d’emblée assimilées aux musiques « de divertissement ». Confrontés à la fois aux impératifs commerciaux, en tant que producteurs d’une musique « populaire », et à leur désir d’invention, les jazzmen furent amenés à mettre au point — au gré des modes, successives ou parfois simultanées — des formes musicales mixtes où entrent en jeu, de manière souvent contradictoire et selon des rapports de proportions variables, des éléments issus de diverses aires culturelles. Pour autant, l’histoire du jazz ne peut être réduite à une succession de styles et d’écoles dont le seul dénominateur serait le phénomène de mode. Le blues* et ses dérivés directs, à la façon d’une réserve souterraine, constituent pour les musiciens de jazz un axe sous-jacent et surtout une source de renouvellement, chaque fois qu’une « mode » semble avoir épuisé son potentiel créatif. Plus ou moins profondément, avec plus ou moins d’évidence, la musique négro-américaine porte trace de cette forme d’expression populaire que représente le blues (qui se fait en référence constante et directe avec la situation socio-économique de la communauté noire aux États-Unis), et ce, du jazz dit « de La Nouvelle-Orléans » au free* jazz. Au point que le poète noir LeRoi Jones a pu écrire dans son livre Blues People : « Le jazz est une musique fondée essentiellement sur le blues, dont le timbre et l’esprit lui ont été transmis pour ainsi dire sans changements, encore que les Noirs eussent appris à se servir des instruments européens à partir de la musique de marche européenne. »


Du travail des champs au travail du chant

Musique non écrite, née de l’improvisation à partir de thèmes et de rythmes folkloriques et exotiques, le jazz n’exista — pour l’historien — qu’à partir du moment où il fut enregistré, sauf en ce qui concerne le ragtime, style pianistique en vogue au début du xxe s. et dont nous avons une idée assez précise grâce à des partitions et des rouleaux de piano mécanique.

En revanche, il ne subsiste aucun témoignage direct des work songs (chants de travail) des esclaves, des chants religieux (v. negro spirituals), des danses (cake walks, bamboulas, réunions vaudou de Congo Square), des fanfares (v. Nouvelle-Orléans [La]), des spectacles de « minstrels », de tous ces chants et musiques du peuple noir des États-Unis antérieurs à l’invention du phonographe et qui sont à l’origine du jazz. Ces musiques négro-américaines « préphonographiques » constituent la préhistoire du jazz.

À New York, en 1917, l’Original Dixieland Jass Band enregistre pour la compagnie Victor. Paradoxalement (mais l’on verra que de tels « paradoxes » sont indissociables de l’histoire du jazz et de son contexte socio-économique), l’ODJB est exclusivement composé de musiciens blancs. Si ceux-ci obtiennent un vif succès de curiosité, leur musique n’était qu’une copie plus ou moins habile de ce qu’ils avaient entendu à La Nouvelle-Orléans.

Au début des années 20, des musiciens et des chanteurs noirs commencent de travailler dans les studios d’enregistrement : c’est ainsi que la chanteuse Mamie Smith enregistre Crazy Blues en 1920 ; l’année suivante, le pianiste James P. Johnson, puis, en 1923, la chanteuse Bessie Smith et l’orchestre du trompettiste King Oliver font connaître à travers leurs premiers disques une musique sinon plus « pure », du moins plus proche du mélange original.

Jugée « vulgaire », « obscène », « sauvage », dans la mesure où elle ne correspond pas aux critères esthétiques occidentaux — de « beauté », de « bon goût », de « pureté », d’« équilibre », etc. —, cette musique dérange et intrigue les auditeurs blancs à plusieurs niveaux : l’élément rythmique y est valorisé, elle semble être entièrement improvisée, et les sonorités obtenues par les musiciens noirs sur les instruments européens (principalement les cuivres des fanfares) correspondent, plutôt qu’à une « pureté idéale » et académique, à un travail de personnalisation et de vocalisation des timbres ; chaque musicien semble travailler sa sonorité, s’inventer une technique qui reflète et prolonge le chant, voire ses propres possibilités vocales. Sont ainsi mis en jeu des éléments empruntés à (ou imposés par) l’Occident : structures harmoniques des cantiques (indissociables de la tradition vocale négro-américaine dans la mesure où l’église fut longtemps pour les Noirs le seul lieu d’expression collective, musicale et politique), danses venues d’Europe (polka, quadrille, menuet), « blues notes » (v. blues) nées de la collision de la gamme européenne heptatonique avec des systèmes pentatoniques d’origine africaine.

L’improvisation

Les musiciens de jazz ont revalorisé et réintroduit dans l’univers musical occidental l’improvisation en tant que moyen d’expression privilégié. Les premiers jazzmen, souvent par « analphabétisme » musical — au regard des critères occidentaux académiques —, transformaient les thèmes qu’ils jouaient parce qu’ils n’en avaient que le souvenir (plutôt que la partition) et se contentaient de les paraphraser (Louis Armstrong devait, d’ailleurs, s’imposer comme le maître de ce procédé dit « de l’embellissement-ornementation »). Peu à peu, cette pratique fut remplacée par la « phrase-chorus », variation libre qui permettait au musicien de jouer à partir du canevas harmonique des thèmes, c’est-à-dire en inventant des lignes mélodiques absolument nouvelles et en réalisant du même coup des performances parfois spectaculaires. Les boppers développèrent à un haut degré l’improvisation sur les structures harmoniques, pour aboutir à un exercice de virtuosité et d’analyse musicale de plus en plus complexe. Cette exploration harmonique des thèmes (et les contraintes encore imposées par le matériau thématique lui-même) portait en elle ses limites. Réinvestissant la pratique de l’improvisation collective, le free jazz sera à l’origine d’une nouvelle mutation dans la mesure où le thème sera utilisé non plus comme une base d’improvisation, mais comme un jalon dans le discours ou l’élément d’un collage.