Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

Japon (suite)

Populaire, cette littérature l’est d’abord par son mode de diffusion : ce sont en effet les conteurs ambulants, ceux que l’on appelle des biwa-hōshi (« moines au biwa »), qui, jusque-là, colportaient des sekkyō, des historiettes édifiantes pour « expliquer la loi », qui vont de village en village, de château en château narrer les exploits des guerriers en s’accompagnant du biwa, luth à quatre cordes. Ces personnages, qui, le plus souvent, n’avaient du moine que le costume, étaient généralement des aveugles, musiciens et chanteurs, et certains d’entre eux furent probablement les auteurs des interpolations multiples qui gonflaient leurs récits.

Mais leur réussite supposait deux conditions : que l’intérêt de l’histoire contée pût toucher un vaste public d’origines diverses et que la langue employée pût être comprise de tous. Conditions que, précisément, réalisaient les guerres du xiie s., qui, pour la première fois, avaient directement concerné tous les pays et toutes les classes sociales, et qui, par les mouvements de troupes et de populations qu’elles avaient déterminés, avaient amené la formation d’une langue commune, faite d’apports divers et qui n’était plus seulement, comme la langue littéraire de Heian, le dialecte d’une caste infime par le nombre. L’une des conséquences et non des moindres de cet état de choses a été de faire de la langue des épopées, et singulièrement du Heike, la nouvelle langue littéraire, source directe du japonais moderne, dont elle possède déjà tous les caractères. Seconde conséquence : le Heike et les épopées postérieures, grâce à leur diffusion, qui s’étend sur des siècles (la tradition s’en est perpétuée sans interruption jusqu’à nos jours), ont été un puissant facteur d’unification, comparable par son efficacité aux mass media actuels. Pour toutes ces raisons, le Heike ouvre un nouveau chapitre de la littérature japonaise et peut être tenu pour le point de départ de toute la littérature postérieure.

Cela est vrai d’abord pour les cycles épiques du siècle suivant : le Taiheiki (Chronique de la grande paix, fin du xive s.), qui rapporte en quarante livres l’histoire de cinquante années troublées, de 1318 à 1367 ; le Gikei-ki (Chronique de Yoshitsune, fin du xive s.), qui relate des aventures de ce héros ce que le Heike en ignore ; le Soga-monogatari (fin du xive s.), qui conte la vendetta des frères Soga à la fin du xiie s. Ces deux derniers cycles connurent du xive au xviie s. une popularité plus grande encore, s’il se peut, que le Heike lui-même.


De l’épopée au théâtre, le nō

Tout se passe comme si l’existence d’une épopée largement répandue avait été la condition nécessaire et suffisante de la formation du théâtre. Jusqu’au xiiie s., le Japon n’avait, en effet, connu, en fait de spectacles, que des farces ou des drames chorégraphiques, souvent de caractère liturgique. L’emprunt, vers la fin du xiiie s. et surtout au xive s. par les danseurs du dengaku ou du sarugaku, de thèmes épiques amènera en quelques décennies la création du , la première des trois formes classiques du théâtre. Dans un premier temps, l’acteur mime le texte interprété par des chanteurs dans un mode dérivé de la déclamation épique ; il suffira que l’acteur chante son propre rôle pour que soit franchi le pas qui séparait encore la pantomime du théâtre.

Le génie des créateurs du , Kanami (nom d’acteur de Yūsaki Kiyotsugu, 1333-1384) et son fils Zeami* (nom d’acteur de Yūsaki Saemon Dayū Motokiyo, 1363-1443), fit le reste. Avec eux, le devint l’une des formes les plus raffinées de l’art dramatique. Hommes de théâtre, ces deux artistes, et singulièrement Zeami, furent aussi des poètes parmi les plus grands. Car un (et près de la moitié du répertoire fut composée par le seul Zeami) est avant tout un long poème ; notons, en passant, que le style des yōkyoku (livrets de ) s’inspire très largement de celui de l’épopée. Mais Zeami s’était acquis un autre titre de gloire encore, qui, à nos yeux, éclipse peut-être le poète : à partir de 1400, il avait entrepris, en effet, de rédiger une série de traités destinés à l’instruction de ses successeurs, dont l’ensemble constitue la « tradition secrète » du . Découverts en 1909, ces traités ont révélé l’analyse la plus pénétrante qui ait jamais été écrite, non seulement du , mais de l’art dramatique en général ; l’auteur y décrit minutieusement les conditions du succès et la nécessaire « concordance » psychologique qui doit unir les trois participants du spectacle : l’auteur, l’acteur et le spectateur.


Les sōshi

L’apogée du (v. 1400-1450) est suivi par deux siècles que l’on a longtemps considérés comme une sorte de désert littéraire. La recherche méthodique et la découverte de plusieurs centaines de textes, généralement assez courts, permettent de considérer aujourd’hui cette époque comme une longue période d’incubation qui prépare la soudaine explosion de la seconde moitié du xviie s., nouvel âge d’or marqué par l’apparition des « Trois Grands » : Bashō le poète, Saikaku le romancier et Chikamatsu le dramaturge.

La production des xve et xvie s. est constituée par une masse de sōshi (« écrits ») [ainsi nommés par opposition aux monogatari (« dits »), faits à l’origine du moins pour être lus à haute voix]. Il n’en restait, à la fin du siècle dernier, que le recueil de vingt-deux d’entre eux, imprimé à Ōsaka, vers 1720, sous le titre d’Otogi-zōshi. Les manuscrits retrouvés depuis lors portent déjà à plus de cinq cents le nombre des sōshi connus. Leur valeur est généralement mince, mais la comparaison avec les écrits du xviie s. permet de retracer la genèse de nouveaux genres, qui, par eux, se rattachent aux monogatari de Heian aussi bien qu’à l’épopée. On trouve en effet un peu de tout sous cette appellation de sōshi : des récits dans une manière et dans un style qui pastichent, plus ou moins adroitement, les monogatari ; des fragments épiques rapportant, dans une langue voisine de celle du Heike, des aventures inédites, et sans doute inventées de toutes pièces, de personnages secondaires de l’épopée ; des récits de voyages, parfois imaginaires ; des contes du folklore parmi les plus célèbres ; des contes fantastiques ; des récits de miracles (sekkyō) plus ou moins édifiants ; des histoires dont les acteurs sont des animaux au comportement humain, à la manière du Roman de Renart ; etc. On retrouve là le goût de l’anecdote illustré jadis par le Konjaku-monogatari, et l’on pourrait, à première vue, croire que les sōshi ne font que perpétuer la tradition des grands recueils d’historiettes. En fait, l’analogie est superficielle, et la brièveté des récits ne traduit le plus souvent qu’un manque de souffle.