Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Japon (suite)

Sans doute, les dames de la Cour, dont certaines déjà s’étaient illustrées dans le waka, n’attendaient-elles que cela, car bientôt apparaissait une floraison de nikki et de monogatari dont les auteurs sont, à de rares exceptions près, des femmes. L’un des premiers nikki, et le chef-d’œuvre du genre, est le Journal d’une éphémère [Kagerō-(no)-nikki], tenu de 954 à 974 par la poétesse désignée dans les anthologies comme la « mère du ministre Michitsuna ». De la seconde moitié du xe s., les deux seuls monogatari conservés, sur une douzaine de titres connus, sont anonymes, mais eurent, eux aussi, semble-t-il, des femmes pour auteurs. Ce sont le Dit de l’arbre creux (Utsubo-monogatari, v. 970) véritable roman-fleuve déjà, malheureusement gâté par l’abus d’un merveilleux de convention, et le Dit de la cave (Ochikubo-monogatari), variation sur le thème de Cendrillon, habile et sobrement contée.

Rien de tout cela ne laissait cependant prévoir le génial Dit du Genji (Genji-monogatari), qui est peut-être le chef-d’œuvre absolu de la littérature romanesque de tous les pays et de tous les temps. C’est une fresque magistrale en cinquante-quatre livres (plus de 2 000 pages dans les éditions courantes) de toute une société courtoise gravitant autour du héros, le Genji, fils d’un empereur et d’une favorite. L’auteur en est une dame d’honneur de l’impératrice Akiko, d’origine relativement modeste, connue sous son seul surnom de Murasaki* Shikibu (v. 978 - v. 1020) et dont nous ne saurions rien s’il ne nous restait un fragment de son journal, des années 1008 à 1010. Le récit, qui couvre une cinquantaine d’années, relate les aventures du Genji de sa naissance à sa mort, suivies de celles du prince Kaoru, son fils présumé ; autour de ces deux personnages centraux, des centaines d’hommes et de femmes vivent et meurent, se livrent à des intrigues subtiles et compliquées en un microcosme urbain où l’étiquette règne en souveraine, mais qui ne contient qu’à grand-peine des passions féroces dissimulées sous des dehors compassés ; les amours du prince sont autant de prétextes à des portraits de femmes qui ont gardé une présence saisissante et dont un millénaire entier n’a pu ternir la fraîcheur et l’éternelle jeunesse.

Cette image de la cour de Heian est complétée et authentifiée par un second chef-d’œuvre, exactement contemporain, le Makura no zōshi (Notes de chevet), de la dame Sei* Shōnagon (v. 966 - † début du xie s.), qui inaugura un genre dérivé du nikki, celui des zuihitsu, « écrits au fil du pinceau ». C’est une suite de quelque trois cents notes jetées sur le papier au hasard des événements ou des réflexions : choses vues, scènes prises sur le vif, dont les acteurs sont les habitants du Palais, empereur, impératrice, ministres, dames et gens de cour, et jusqu’aux chiens et aux chats, énumérations spirituelles, incisives, féroces parfois de « choses agréables, désagréables, ridicules, irritantes, ennuyeuses », etc.

La comparaison avec ces deux monuments impérissables rejette dans une ombre souvent imméritée les monogatari et les nikki des xie et xiie s., et l’impossibilité de les égaler est certainement responsable pour une part de la rapide décadence de ces genres. Cela est vrai surtout pour les « dits », qui trop souvent s’égarent dans le pastiche. Tel est le cas du Sagoromo-monogatari (v. 1050), dont le héros n’est, malgré certaines habiletés, qu’une réplique du prince Kaoru ; il en va de même, dans une moindre mesure, du Hamamatsu-chūnagon-monogatari (Histoire du conseiller de Hamamatsu) et du Yowa no Nezame (v. 1060). Seules évitent cet écueil des œuvres sans prétention, où l’humour reprend ses droits : le Torikaebaya-monogatari (fin du xie s. ?), qui conte les mésaventures d’un père affligé d’une fille virile et d’un fils efféminé, s’exclamant à tout propos : Torikaebaya ! (« Ah ! si je pouvais les permuter ! ») ; et surtout les Contes du conseiller de la Digue (Tsutsumi - chūnagon - monogatari, début du xiie s.), recueil de dix nouvelles pleines d’inventions baroques, dont la mieux venue est l’histoire parodique de la « Demoiselle qui aimait les chenilles ».

Parmi les nikki, il faut citer celui de la belle et impétueuse poétesse Izumi Shikibu, fragment des années 1003-04, et l’insolite Sarashina-nikki, journal d’une provinciale, bonne épouse et bonne mère, que la lecture des monogatari fait rêver (v. 1050).


L’épopée et la formation de la nation japonaise

Tandis que la cour de Heian s’épuisait à ses jeux stériles, les provinces, lentement mais sûrement, s’ouvraient à une culture commune. Les noyaux en étaient les centres administratifs nés entre le vie et le viiie s., où se formaient, au contact des fonctionnaires et des moines venus de la ville, des élites locales. Les chefs militaires, à l’origine désignés par le Palais notamment parmi les membres des puissants clans Taira et Minamoto, s’y taillaient d’autre part de véritables fiefs, bientôt héréditaires, appuyés sur une clientèle d’hommes de guerre recrutés sur place. La tentation était grande, pour les factions de la Cour, de rechercher le soutien de ces forces neuves ; et c’est ainsi que l’on verra, dans la seconde moitié du xiie s., les chefs des clans guerriers arbitrer les conflits dynastiques.

Après les troubles de Hōgen (1156) et de Heiji (1159), Taira no Kiyomori se rend maître de la capitale et de toutes les provinces du Centre et de l’Ouest. Le pouvoir de Taira, cependant, est mis en échec dans l’Est et le Nord, d’où partira la contre-attaque des Minamoto. Une campagne foudroyante, menée par le fameux Yoshitsune (1159-1189) de 1183 à 1185, mettra fin à l’hégémonie des Taira, dont l’armée est détruite à Danno-ura. Minamoto no Yoritomo (1147-1199) fonde à Kamakura, au cœur de ses fiefs des Marches orientales, la première régence militaire : avec le titre de shōgun, une sorte de maire du Palais exercera désormais — et ce jusqu’en 1868 — la réalité du pouvoir au nom d’un empereur fantoche.