Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

James (Henry) (suite)

« C’est l’art qui fait la vie... et je ne connais aucun substitut de quelque sorte que ce soit pour la force et la beauté de son processus... »

Sa conception de l’art, H. James l’exprime au travers de ses nombreux essais de critique littéraire allant de French Poets and Novelists (1878), Partial Portraits (1888), The Lesson of Balzac (1905) jusqu’à Notes on Novelists (1914) et, bien sûr, dans les magnifiques préfaces de l’édition définitive de New York des romans (1907-1909) et nouvelles qu’il estime dignes de le représenter auprès de la postérité. Des leçons de Tourgueniev, « le plus délicieux et aimable des hommes », de Flaubert, « nature puissante, grave, mélancolique, virile, profondément corrompue mais non corruptrice », d’E. de Concourt, Maupassant, Zola ou Daudet, connus à Paris, où il arrive en 1875, H. James retient ce qu’il veut. Aussi le roman social ne l’absorbe-t-il que l’espace de trois ouvrages. En 1886, il donne le meilleur, The Bostonians, étude et satire du mouvement féministe aux États-Unis. La même année, The Princess Cassamassima, le plus naturaliste, raconte l’histoire du jeune révolutionnaire Hyacinth. Enfin, en 1890 paraît le moins bon, The Tragic Muse, où s’affrontent art et politique. Une autre expérience l’attire plus longuement. Celle du théâtre, où, de Daisy Miller (1883) à The High Bid (1908), il ne rencontre que des échecs. Du grand amour contrarié reste tout de même le sens du dialogue que révèlent par exemple The Awkward Age ou The Outcry. À ses yeux, l’artiste demeure un incompris. Tels l’écrivain Mark Ambient dans The Author of « Beltraffio », Dencombe, dans la nouvelle The Middle Years (1893) ou Lambert dans The Next Time (1893). Toujours le fameux Figure in the Carpet (le Motif du tapis, 1896) que le public ne recherche pas assez, ce qui n’empêche nullement Nick, le peintre de The Tragic Muse, d’abandonner positivement le monde pour se donner entièrement à son art. Car pour H. James, entré en littérature comme on entre en religion, l’art exige qu’on s’y consacre en toute exclusivité. La vie de ce travailleur infatigable que « l’oisiveté prolongée [...] exaspère et [...] déprime » se passe à l’affût de la « perle pure », du « joli petit germe », de la « menue chose », de la « petite anecdote », ou du « petit thème » (Notebooks), dont il fait sa « glane fructueuse » pour romans, contes et nouvelles. Dans son œuvre, pas un mot, une expression, une phrase qui ne relèvent d’une volonté et d’un arrangement délibérés. H. James atteint à une maîtrise impeccable, à la plus pure virtuosité formelle. Et sans doute une si entière possession de son art finit-elle par irriter. « Ses nouvelles sont des merveilles d’agencement. C’est un maître cuisinier ; mais je préfère les quartiers de viande à peine accommodés d’un De Foe ou d’un Fielding », déclare A. Gide. À beaucoup, la beauté de James semble glacée et sans substance à force de perfection. H. G. Wells, pour qui le roman doit avant tout servir de véhicule aux idées, parle d’église brillamment éclairée, mais vide de gens. Son opinion rejoint les « cathédrales de verre gelé » de L. Lewishon et les « grands fantômes de romans » découverts par V. W. Brooks dans l’œuvre d’H. James. Il ne faudrait pas que la critique de cette technique, au goût de certains quelque peu écrasante — surtout dans la dernière période —, fasse oublier la réalité de ses personnages et de l’action. Les éléments et les acteurs de son univers « jouent » entre eux autrement que comme les rouages d’une mécanique savante.


« C’est une histoire complexe, dont plus d’un fil échappe à l’œil nu... »

Un mélange de constante présence de l’auteur et d’éloignement volontaire du déroulement des événements ne facilite pas la tâche du lecteur. H. James n’appartient pas à ceux qui flattent le public. Son art ne souffre aucune concession, et le jugement qu’il porte sur Trollope suffit à s’en convaincre : « Il admet, écrit-il, que lui et le lecteur, cet ami confiant, font seulement « semblant » [...] et qu’il peut donner à la narration le tour que celui qui le lit aimera le mieux. Une telle trahison d’un devoir sacré me semble, je le confesse, un crime terrible. » Pensant d’autre part qu’« une aventure humaine n’est pas a priori une chose positive, absolue et rigide, mais simplement une affaire de relation et d’appréciation », il fait avancer son roman surtout par points de vue. Ainsi, ses personnages ne prennent souvent leur existence que par rapport réciproque. Par exemple, les parents de What Maisie knew ne vivent qu’à travers le regard de la fillette. Le dialogue, obéissant à des règles strictes qui confèrent une valeur aux silences mêmes, resserre encore les limites de l’action. Comme Richardson, H. James cherche à rendre « les descriptions et réflexions instantanées ». Tout se passe au niveau de l’esprit, véritable caisse de résonance dans laquelle les problèmes prennent une ampleur immédiate. H. James ne peint pas la vie. Il l’explore. Sa pensée, comme celle de Conrad, ne procède pas directement, mais par « approximations », comme dirait Charles Du Bos, l’un de ses admirateurs. Dans sa préface de The Wings of the Dove, il écrit en effet : « Mon processus a recours, autant que possible, à une peinture indirecte [...], comme pour approcher Milly en faisant des détours, et l’aborder en seconde main. »


« Elle possédait [...] l’art d’être presque tragiquement impatiente, d’une impatience légère comme l’air ; d’être inexplicablement triste, d’une tristesse claire comme le jour ; d’être nettement gaie, d’une gaieté douce comme le crépuscule... »

Milly des Ailes de la colombe prend place dans l’importante galerie de personnages féminins, souvent héros de premier plan, de l’œuvre de James. Assez paradoxalement, le célibataire à qui on ne connaît aucune intrigue sentimentale excelle dans la peinture des femmes, qu’il semble considérer sujets par excellence pour des recherches expérimentales psychologiques. L’art qu’il possède au suprême degré de s’identifier à ses héroïnes — surtout quand elles appartiennent à son milieu social — fait d’Isabel Archer, Fleda Vetch, Milly Theale, Mme de Vionnet ou Maggie Verver des figures particulièrement attachantes. À l’opposé, mais de grande classe aussi, les aventurières, les Christine Light, Mme Merle et autres Charlotte Stant. Pourtant, ni belle ni brillante, sans ce piquant mondain dont se pare abondamment Eugenia de The Europeans, la Catherine de Washington Square impose sa personnalité faite de charme et de noblesse. Ces femmes ne se réalisent pas dans l’amour passion, tenu en piètre estime par le romancier, ni dans le mariage, trafic mondain ou d’orgueil (Crawford’s Consistency, 1876 ; Longstaff’s Marriage, 1878). Épousée souvent pour son argent (The Portrait of a Lady), abandonnée par l’homme qu’elle aime (The Wheel of Time, 1892), l’héroïne de James veut s’accomplir dans l’estime de soi. Au risque de se meurtrir et de saigner, elle cherche la liberté, à laquelle la femme américaine aspire de naissance. Ses sœurs en littérature anglaise — Elizabeth Bennet, Emma Woodhouse de Jane Austen par exemple —, elles aussi parées de bien des dons de la beauté et de l’esprit, ne la rejoignent pas sur ce terrain. Certes, Dorothea Brooke (Middlemarch) de G. Eliot s’affirme, par la noblesse de son abnégation, proche parente d’Isabel Archer (Portrait of a Lady), mais aucune ne possède « l’imprécision, la libéralité, l’ardeur sans but, l’intérêt sans pause » d’une Milly. On ne trouve pas en elles ce trop-plein de désir sous-jacent qui pousse Kate Croy à la recherche exclusive de son bonheur, même dans les voies des autres où une Jane Eyre, elle, tout aussi volontaire, refuse de s’engager. Encore étonnant que la soif des « raffinements d’impression » ne leur fasse pas quitter plus souvent les chastes chemins. Entre les féministes acharnées (The Bostonians), les mondaines (The Europeans) et les jeunes personnes quelque peu névrosées (The Turn of the Screw), l’amour et le meilleur du talent de James — gardant pour toujours vivante la fraîche vision de Minny Temple, sa cousine, trop tôt enlevée à une vie aimée avec passion — vont à la féminité, à la fragilité indomptable qu’incarne d’une façon si admirable la jeune « colombe » Milly Theale.