Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

Ives (Charles Edward)

Compositeur américain (Danbury, Connecticut, 1874 - New York 1954).


Son père, organiste, dirigeait l’harmonie municipale de Danbury. Il avait des curiosités insolites, qu’il transmit à son fils : il se plaisait à harmoniser les cantiques d’église dans plusieurs tonalités différentes, à accorder son piano selon les harmoniques naturelles, à faire chanter les membres de sa famille en quarts de ton, voire à partager sa fanfare en trois groupes, jouant chacun une musique différente en partant de divers endroits de la bourgade. Il se postait alors lui-même au sommet du clocher pour jouir de la simultanéité de ces musiques. Tout cela en 1870 ! Aucun créateur n’a jamais été plus étroitement tributaire de ses impressions d’enfance que ne le fut Charles Ives. Le cadre rustique de la Nouvelle-Angleterre et les expériences paternelles formèrent son langage autant que le folklore américain sous ses quatre aspects complémentaires : hymnes et cantiques puritains, danses de violoneux (barn dances), romances sentimentales, enfin et surtout marches militaires et patriotiques. À dix ans, l’enfant tenait le tambour dans l’harmonie de Danbury ; un peu plus tard, il maîtrisait le piano et l’orgue sous la direction de son père, qui lui communiqua aussi le culte de Bach et des classiques. De 1894 à 1898, il alla parfaire sa formation à l’université Yale, auprès de Horatio Parker (1863-1919), musicien d’obédience académique et germanique, et ces études servirent à lui donner la facilité de plume et les connaissances techniques de l’orchestre. Dès cette époque, il se livra à des expériences polytonales, qu’il se garda de montrer à son professeur. En 1898, il prit une décision révolutionnaire : afin de pouvoir composer sans compromis, il entra dans les affaires et devint un musicien du dimanche. Au bout de peu d’années, il se trouva à la tête d’une florissante compagnie d’assurances, bientôt la première du pays. Les années 1905-1917 marquèrent l’apogée de son existence sur le double plan qu’il avait choisi de lui donner et virent naître la plupart de ses chefs-d’œuvre. L’achèvement de la 4e symphonie (1916) marqua le sommet et la fin de cette période. Durement atteint dans ses idéaux pacifistes et humanitaires par la Première Guerre mondiale, Ives eut une très grave crise cardiaque en octobre 1918, qui le laissa physiquement très diminué. Jusqu’en 1924, il composa encore par intermittence, puis ce fut le silence. Cependant, il demeurait presque inconnu : après de rares tentatives, orchestres et instrumentistes avaient renoncé à jouer une musique aux difficultés apparemment insurmontables, semblant défier toute logique et toute cohérence. La première audition de la sonate Concord, Massachusetts, 1840-1860, donnée par le pianiste John Kirkpatrick en 1939, inaugura un tardif retournement de situation, qui s’amplifia après 1945, lorsque, l’une après l’autre, des partitions, vieilles parfois d’un demi-siècle, surgirent de l’ombre. Bien que malade et vieilli, Ives put assister encore à la renaissance de son œuvre, puisqu’il mourut, âgé de quatre-vingts ans, le 19 mai 1954. En 1947, il avait reçu le prix Pulitzer, la plus haute récompense américaine, pour sa 3e symphonie, achevée en 1904 !

Travaillant à l’écart de la tradition européenne (à l’époque où il composait, il ne connaissait guère que les classiques et les romantiques, et semble n’avoir jamais entendu Stravinski, Schönberg ou même Debussy !), Ives se révèle aujourd’hui comme un des grands pionniers de notre actuel langage musical. Le premier, avec une avance variant de dix ans à un demi-siècle, il a pratiqué de manière lucide et cohérente la polytonalité, l’atonalité (y compris l’usage de séries dodécaphoniques), la polyrythmie, mais aussi le « montage » par superposition de musiques différentes, le « collage » par citation de thèmes folkloriques, religieux, militaires, voire classiques, la forme « ouverte », la musique « aléatoire », avec choix des effectifs, des tempi de la dynamique, voire des coupures, l’usage des « clusters », ou grappes de sons annonçant la musique concrète et électronique, celui des micro-intervalles, celui de la « modulation métrique », affectant simultanément tempi et valeurs, etc. Le sens de certaines de ces initiatives ne se révèle qu’à la lumière de l’évolution musicale la plus récente, et, du point de vue esthétique, montages et collages relèvent prophétiquement du « pop’art ». Il faut rappeler encore l’influence considérable qu’exercèrent sur Ives les poètes et philosophes « transcendantalistes » du siècle dernier : Emerson, Hawthorne, Thoreau, les Alcott, auxquels il a rendu un magnifique hommage dans sa sonate Concord, Massachusetts, 1840-1860 et dont la pensée spiritualiste et mystique illumine des pages visionnaires, comme les finals du 2e quatuor et de la 4e symphonie, compléments naturels de ses grandes fresques grouillantes et populaires. À l’écart de toute spéculation cérébrale ou gratuite, cette musique vit, avec toute l’intensité parfois brutale de la jeune nation, dont elle exprime mieux que toute autre le génie. La chronologie de cette œuvre abondante et variée est très difficile à établir, car Ives, fidèle à l’idée de l’œuvre « ouverte » (work in progress), travaillait à dix ouvrages de front, les abandonnant pour les reprendre sous d’autres titres, en modifiant la destination première, les dimensions et les effectifs.

Les œuvres principales

Orchestre : 4 symphonies (1896-1898 ; 1897-1902 ; 1901-1904 ; 1910-1916) ; 2 Sets (no 1, Three Places in New England, 1903-1914 ; no 2, 1912-1915) ; Holidays (1904-1913) ; Browning Overture (1911).

Orchestre de chambre : From the Steeples and the Mountains (1901) ; Three Outdoor Scenes (1906-1911, dont Central Park in the Dark, 1907) ; The Unanswered Question (1908) ; Tone Roads (1911-1915) ; Over the Pavements (1913).

Musique de chambre : 2 quatuors (1896 ; 1907-1913) ; 1 trio (1904-1911) ; 4 sonates pour piano et violon (1903-1915), etc.

Piano : 2 sonates (no 1, 1902-1909 ; no 2, Condord, Massachusetts, 1840-1860, 1909-1915) ; Three-Page Sonata (1905) ; Études ; 3 Pièces en quarts de ton pour 2 pianos (1903-1924).

Chœurs : 9 psaumes (1894-1901) ; The Celestial Country (1898-99) ; 3 Harvest Home Chorales (1898-1912), etc.

Mélodies : environ 150 (1889-1925).

H. H.