Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

Italie (suite)

En 1912, les Italiens développent dans leurs superproductions un génie architectonique alors fort en avance sur celui des autres pays. Guazzoni, dans Quo Vadis ?, annonce le célèbre Cabiria (1914) de Pastrone, drame gréco-romain-punique qui utilise le prestige du nom de Gabriele D’Annunzio pour attirer les foules. Cabiria préfigure Intolérance de Griffith et restera dans les mémoires plus pour ses innovations techniques que pour l’intérêt de son scénario. L’influence de ce film sur les cinéastes du monde entier sera loin d’être négligeable (gigantisme des décors charpentés et staffés, séduisantes recherches de perspective, utilisation du travelling à des fins psychologiques, emploi des jeux de lumière artificielle).

À partir de 1914 et ce malgré le triomphe de Cabiria, un autre genre fait son apparition : c’est le drame bourgeois. La robe du soir et la redingote supplantent petit à petit sur les écrans le péplum et la toge. La bourgeoisie, qui, selon l’expression du cinéaste Carlo Lizzani, « célèbre son âge d’or », encourage les cinéastes à adapter certains romans renommés. Le pathétique et le mélodramatique déferlent sur les écrans, engendrant un nouveau mythe, le divisme. La diva apparaît comme un avatar de la vamp nordique. Mais elle est plus une déesse et une prêtresse qu’une femme-vampire. L’homme qui tombe sous sa domination est offert aux forces du destin comme un holocauste. Une dizaine de vedettes féminines occupent dès lors dans le cinéma italien une place privilégiée : Lyda Borelli, Francesca Bertini, Pina Menichelli, la Hesperia, Maria Jacobini, Leda Gys, Lina Cavalieri, Italia Almirante Manzini deviennent de véritables idoles. Le star-system, qui va bientôt naître en Amérique, est déjà fort implanté en Italie. Il peut paraître curieux qu’au milieu de toutes ces extravagances (on assiste même à de furieux « assauts de dames » : Francesca Bertini et la Hesperia tournant chacune une adaptation de la Dame aux camélias à quelques mois d’intervalle) on note dès 1914-15 quelques tentatives isolées de cinéma réaliste (ou plutôt vériste) : Perdus dans les ténèbres de Nino Martoglio (également auteur d’une intéressante Thérèse Raquin), l’Histoire d’un pierrot de Baldassare Negroni, voire Assunta Spina de Gustavo Serena (où officie néanmoins Francesca Bertini).

Le 23 mai 1915, l’Italie entre en guerre. Pendant quelques mois, la production ne semble en rien affectée par le conflit : drames historiques (E. Guazzoni), drames passionnels (M. Caserini, A. Genina, C. Gallone), séries policières (apparition du sérial avec le Za-la-Mort d’Emilio Ghione), essais influencés par le futurisme continuent à se partager les faveurs du public. Mais, dès 1917, les signes avant-coureurs d’une grave décadence se multiplient : l’Italie ne parvient pas à suivre l’évolution du cinéma. Fidèle à ses vieilles recettes, elle s’enlise dans un système qui est de moins en moins adapté au monde moderne, que l’épreuve de la Première Guerre mondiale a profondément modifié. La production baisse avec une inquiétante régularité : 220 films en 1920, 100 en 1921, 50 en 1922, 15 en 1926, 10 en 1928. Le Sac de Rome (Clemente VII e il sacco di Roma, 1919) et Messaline (1923) d’Enrico Guazzoni apparaissent comme les derniers témoins d’une période à jamais révolue. L’Italie est désormais surpassée par l’Allemagne pour la conquête du marché européen. L’argent manque. Pour sauver le cinéma, on échafaude mille combinaisons, qui échouent les unes après les autres ; le Quo Vadis ? de l’Ambrosio avec Emil Jannings en Néron (1925) est un échec (pour sauver l’entreprise de la faillite, on devra même faire appel au réalisateur allemand Georg Jacoby, qui accepte de terminer le film). L’industrie cinématographique italienne est secouée par une crise profonde : les cinéastes, les stars prennent le chemin de Berlin (Augusto Genina, Guido Brignone, Maria Jacobini, Mario Bonnard, Bartolomeo Pagano [Maciste]). Le remake des Derniers Jours de Pompéi (1926) par Amleto Palermi ne parvient guère à rendre vie à des structures moribondes. Le cinéma italien disparaît d’un coup de la scène internationale. Mussolini confie à Stefano Pittaluga (qui vient de racheter certaines firmes en léthargie, comme la Cines, l’Itala, la Caesar, la Palatina) le soin de relancer la production, mais l’intrusion étatiste ne parvient guère à sauver le système d’une faillite générale. La production ne reprend une courbe ascendante qu’à partir de 1930 (9 films en 1930, 13 en 1931, 22 en 1932, 36 en 1933). Deux réalisateurs vont, petit à petit, s’imposer : Alessandro Blasetti et Mario Camerini. Tous deux s’étaient fait remarquer dès 1928-29 en tournant respectivement Sole et Rotaie. Blasetti avec Terra madre (1931) et surtout 1860 (1933) rend vie à un cinéma anémié et incapable de se libérer du souvenir de son faste passé. Quant à Camerini, il se spécialise dans la comédie légère et évoque avec un certain entrain ironique les mœurs de la petite bourgeoisie (les Hommes quels mufles !, 1932 ; M. Max, 1937). Le gouvernement italien, contrairement à ce qui se passe à la même époque en Allemagne sous la férule de Goebbels, ne réussit pas vraiment à utiliser le cinéma comme tribune de propagande. Mussolini multiplie néanmoins les initiatives de prestige : en 1932 a lieu la première exposition d’art cinématographique à la XVIIIe Biennale de Venise ; en 1934, le ministère de la Culture populaire crée la Direction générale du spectacle (la branche cinéma est dirigée par Luigi Freddi) ; en 1935 se fonde le Centro Sperimentale de Cinematografia, à la tête duquel est nommé F. Pasinetti ; en 1937, enfin, on inaugure en grande pompe les studios de Cinecittà. Les films qui servent ouvertement la cause du régime (de Scipion l’Africain [1937] de Carmine Gallone au Siège de l’Alcazar [1940] d’Augusto Genina) sont relativement peu nombreux par rapport aux innombrables comédies au charme anesthésiant qui peuplent les écrans ; 79 films sont produits en 1939, et 119 en 1942. Certains réalisateurs entendent résister à la mode des « téléphones blancs » (films légers et sirupeux, au pathétisme de pacotille) : les uns, comme Francesco De Robertis, s’orientent vers le documentaire romancé en tournant SOS 103 (Uomini sul fondi, 1941) et en supervisant le Navire blanc (1941), dont la réalisation est confiée à un débutant, Roberto Rossellini ; les autres, comme Mario Soldati (le Mariage de minuit [Piccolo mondo antico, 1940]), Renato Castellani (Un coup de pistolet, 1941 ; Zaza, 1942), Alberto Lattuada (Jacques l’Idéaliste, 1942) se réfugient dans le formalisme en adaptant avec raffinement certains romans du xixe et du xxe s., qu’ils illustrent avec un soin méticuleux (on les appellera plus tard les calligraphes). Alessandro Blasetti, après avoir signé la Couronne de fer (1941), qui annonce la vogue des films néo-mythologiques des années 1960, s’efforce de revenir vers le réalisme avec Quatre Pas dans les nuages, tandis que l’acteur Vittorio De Sica, passé à la mise en scène, s’éloigne de l’influence de Camerini à partir de Des enfants nous regardent (I bambini ci guardano, 1943). Dans les revues Cinema, Bianco e Nero et Si Gira, les critiques Umberto Barbaro, Carlo Lizzani, Giuseppe De Santis attaquent les calligraphes et déclarent qu’il faut rompre avec la littérature. Au milieu de cette période agitée, un film solitaire apparaît, Ossessione (1942) de Luchino Visconti, qui sera revendiqué quelques années plus tard comme le premier film néo-réaliste (le mot néo-réalisme ne sera néanmoins employé pour la première fois qu’en juin 1943 par Umberto Barbaro dans la revue Il Film).