Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

ismaéliens

Secte ou parti politico-religieux musulman.



Un mouvement révolutionnaire

L’ismaélisme est une des branches de la tendance chī‘ite qui, au sein de l’islām, a contesté dès les origines l’orientation de l’État musulman et a vu le remède à sa trahison des principes dans le choix d’une lignée d’imāms légitimes, selon eux les descendants de Fāṭima, fille du Prophète, et de son mari, ‘Alī.

Une scission dut se produire en 765, à la mort de Dja‘far al-Ṣādiq, arrière-petit-fils de Ḥusayn, fils d’‘Alī. La plupart des chī‘ites, les imāmites, ou duodécimains, considérèrent son fils Mūsā al-Kāẓim et sa lignée comme ses successeurs légitimes. D’autres, peut-être plus extrémistes dès l’origine, prirent partie pour la descendance d’un autre fils, Ismā‘īl.

On ne sait rien de sûr sur les débuts de la secte. Ce n’est que dans les années 880 qu’apparaît un fort mouvement révolutionnaire dressé contre le califat ‘abbāsside et prenant pour mot d’ordre la légitimité exclusive de la lignée d’Ismā‘īl. Une branche s’infiltre au Yémen, mais échoue. Un propagandiste yéménite, Abū ‘Abd Allāh, se replie chez les Berbères kutāmas de Kabylie (893), s’empare de la Tunisie en 909 et la remet à ‘Ubayd Allāh, qui se prétend le mahdī, descendant d’Ismā‘īl, un imposteur d’origine douteuse selon les sunnites. Une autre branche, dite « qarmaṭe », échoue dans les insurrections qu’elle déclenche en Iraq (890) et en Syrie (900), mais prend le pouvoir vers 894 au Ḥasā (ou Aḥsā’, Arabie orientale) et au Bahreïn.


Fātimides et Qarmates

‘Ubayd Allāh crée en Tunisie la dynastie des califes fāṭimides, qui s’empare de l’Égypte en 969. Sa nouvelle capitale, fondée alors, Le Caire, devient la capitale d’un État qui, s’il perd le Maghreb et la Sicile, s’étend en Syrie et en Palestine, au Hedjaz et au Yémen au détriment de l’État ‘abbāsside. C’est aussi le centre d’un parti qui diffuse sa doctrine à l’intérieur et à l’extérieur, par une propagande intense savamment organisée, par la conspiration et la diplomatie ; ses cellules cherchent à déclencher des coups d’État et des révolutions de masse jusque dans l’Inde. L’État qarmaṭe du Ḥasā, en relations fluctuantes vis-à-vis des califes fāṭimides, se maintient jusque vers 1076 comme un centre de raids violents contre le bas Iraq et l’ensemble de l’Arabie. Il scandalise les musulmans par son raid de 930 sur La Mecque, d’où il enlève la sacro-sainte Pierre noire. Ses structures sont en partie communautaires.


La révolution trahie

Dès les premiers temps, des adeptes sont déçus par l’État fāṭimide, dont les structures se distinguent mal de celles de l’État ‘abbāsside, tant dénoncées. Les dissidences se multiplient. Après l’assassinat de l’extravagant calife al-Ḥākim (1021), ceux qui avaient vu en lui (avec sa tolérance pour le moins) une incarnation de la divinité se réfugient en Syrie, où ils appellent les paysans à la révolte. C’est l’origine de la secte des Druzes (du nom de al-Darazī, apôtre de la divinité d’al-Ḥākim). En 1094, le grand vizir égyptien confie la succession du calife al-Mustanṣir à son fils al-Musta‘lī au détriment du frère de celui-ci, Nizār, qui est assassiné. La majorité des ismaéliens reste fidèle à la lignée de Nizār. La branche musta‘lite dépérit en Égypte même, où Saladin rétablit le sunnisme en 1171. Elle se réfugie au Yémen.


Les Assassins

Le puissant chef des ismaéliens de Perse, Ḥasan-i Ṣabbāh († 1124), fortement établi dans le nid d’aigle d’Alamūt, près de Qazwīn, prend le parti de la lignée de Nizār, recrute des adeptes nombreux en Syrie et instaure comme méthode privilégiée de lutte le terrorisme politique. Son descendant, le grand maître Ḥasan, proclame en 1164 une nouvelle ère, où la Loi musulmane ne s’applique plus. Il est suivi par le chef des nizārites syriens, Sinān († v. 1193), que les Francs appellent le Vieux de la Montagne. Des fables sont répandues pour expliquer le dévouement fanatique des terroristes. On compare ceux-ci à des intoxiqués de hachisch, ḥachīchiyyīn, sobriquet populaire qui a donné le mot assassin, répandu en Europe par les Francs.

De leurs repaires, les Assassins sèment la terreur chez leurs ennemis, souvent aussi alliés temporaires, les sultans sunnites, les Fāṭimides et les croisés. Leur pouvoir politique est enfin détruit par le souverain mongol Hūlāgū en Iran (1256-1258), par le sultan Mamelouk Baybars en Syrie (1271-1273).

Musta‘lites et nizārites deviennent des sectes plus ou moins clandestines. Ils sont peut-être 3 millions aujourd’hui, surtout dans le sous-continent indien (où les chefs des nizārites sont les célèbres Agha khāns), avec une diaspora en Asie centrale et en Afrique orientale, des îlots en Syrie, en Arabie et ailleurs.


La doctrine

Les ismaéliens, outre une doctrine ésotérique qui se distinguait peu du sunnisme, ont une doctrine ésotérique mise en accord avec le Coran par le procédé de l’exégèse allégorique. C’est un système dérivé du néo-platonisme avec des éléments cabalistiques, astrologiques et alchimiques. L’univers s’est constitué, à partir de l’Etre unique, par des émanations d’éons de pouvoir décroissant jusqu’à l’« Intellect actif », qui a donné les formes du monde concret. Le microcosme reproduit le macrocosme. Le prophète Mahomet est l’Homme parfait, dont les hypostases sont les imāms successifs, descendants d’‘Alī. Les nizārites les rattachèrent directement à la série des intelligences supérieures et accordèrent un grand rôle aux ḥudjdjas (« preuves »), qui, percevant pleinement par inspiration divine l’essence de l’imām, peuvent servir de guides terrestres.

On ne sait rien d’un programme social de la secte. Cependant elle dénonça avec vigueur les injustices politiques et sociales, mobilisant ainsi des masses mécontentes, mais ne voyant de remède structurel que dans le ralliement à leurs imāms et l’application stricte de la loi religieuse, il est vrai renouvelée à Alamūt. Les ismaéliens ont montré souvent pourtant un certain libéralisme. Les sunnites les ont accusés, calomnieusement en général, de maintes pratiques « libertines ».

M. R.

➙ ‘Alides / Chī‘isme / Fāṭimides / Sunnites.

 Encyclopédie de l’islām (Leyde et Paris, Picard et Klincksieck, 1910-1938, 3 vol. ; 2e éd., Maisonneuve et Larose, en cours de publication depuis 1960, 3 vol. parus). / M. G. Hodgson, The Order of the Assassins (La Haye, 1955). / H. Laoust, les Schismes dans l’Islam (Payot, 1965). / B. Lewis, The Assassins. A Radical Sect in Islam (Londres, 1967).