Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

islām (suite)

Dans le domaine de la structure sociale, l’islām pas plus que le christianisme n’a condamné en principe l’esclavage. Ce sont des facteurs économiques qui expliquent qu’il s’est agi surtout d’un esclavage domestique. Il y a eu peu de manufactures fondées sur le travail des esclaves comme en Grèce et à Rome. Dans la production agricole, la constitution d’un esclavage de plantations à main-d’œuvre servile a été limitée dans l’espace et le temps (surtout esclaves noirs du bas Iraq ou Zandj révoltés au ixe s.). Les esclaves ont été, par contre, très utilisés dans l’armée, et des castes d’esclaves militaires, les mamelouks, ont pris le pouvoir, notamment en Égypte à partir du xiiie s. La religion prescrivait un traitement humain des esclaves et recommandait comme bonne œuvre leur affranchissement. Mais cela n’a pas empêché la pratique courante (d’origine antérieure à l’islām, notamment dans l’Empire byzantin chrétien) de la castration des esclaves domestiques non plus que la forte activité des trafiquants musulmans dans la traite des Noirs.

La structure communautaire de l’islām était fondée néanmoins sur l’égalité théorique des croyants, fussent-ils esclaves, devant Dieu et la loi divine. Cela empêcha au moins la constitution d’« ordres », ou « états » (comme la noblesse ou le clergé d’Occident), avec des statuts héréditaires fixés par la loi. En pratique, cependant, il y eut des castes de ce type, notamment celle des esclaves militaires, séparés du reste de la société et la dominant, mais non reconnus par la loi.

Le droit devait, en principe, être égal pour tous les croyants. Mais la pratique reconnaissait des individus de capacité réduite par suite de conditions regardées comme naturelles : la femme, l’enfant, le débile mental, auxquels l’esclave était assimilé. Le Coran reconnaissait à la femme le droit à la moitié de la part de l’homme dans l’héritage, admettait la polygamie (réduite selon l’interprétation courante à quatre femmes) ainsi que le concubinage et faisait preuve d’un certain libéralisme, notamment dans le châtiment de l’adultère. Mais les pratiques bien moins favorables à la femme, courantes dans les sociétés islamisées, l’emportèrent sur les prescriptions coraniques et finirent par se faire sacraliser. Cela aboutit à une ségrégation croissante des femmes, privées souvent, en pratique, même de leur droit coranique à l’héritage, cloîtrées, maintenues dans un statut inférieur, abaissées encore par la facilité légale de la répudiation. Pourtant, quelques dispositions favorables, sur leur capacité à la propriété notamment, se maintinrent sans contrebalancer efficacement la tendance générale.

En principe aussi, l’origine ethnique ne devait pas créer de différences entre croyants, et la suprématie arabe du ier s. musulman fut abolie par la suite. En pratique, des hiérarchies de prestige et de situation sociale s’établirent, variant suivant les temps et les lieux. Le point le plus important fut l’abaissement du prestige des Noirs du fait qu’ils fournirent de plus en plus le contingent le plus important et le moins « qualifié » des esclaves. Pourtant, l’idéologie nettement antiraciste de l’islām fut loin d’être sans effet. Des personnages d’origine noire, clairement marqués par leur couleur, accédèrent souvent à des situations considérables.

On a vu l’effet du caractère religieux de la loi sur le droit public. Les nécessités pratiques imposaient le développement de réglementations profanes, mais elles furent toujours dépourvues de l’autorité de la loi. L’organisation bureaucratique de l’État, fortement développée souvent, était toujours une entreprise dépourvue de la sanction de celle-ci. Le Premier ministre (wazīr, « vizir ») était une sorte d’« entrepreneur de gouvernement ». Les bureaux employaient souvent beaucoup de non-musulmans. Tout cela était souvent attaqué comme contraire à l’esprit de l’islām. En fait, cette organisation était dérivée de modèles byzantins et surtout iraniens.

Le droit privé fut marqué par la persistance de pratiques arabes préislamiques sacralisées par le Coran sous des formes limitées et modifiées. Par exemple, le témoignage oral a toujours dominé au détriment de la preuve écrite. La coutume de la vengeance du sang par le plus proche parent de la victime, régularisée et limitée par le Coran, est à l’origine de la compensation pécuniaire (diya), intégrée par le droit et dont les codes les plus récents ont du mal à se débarrasser.

Ce monde musulman s’acharne à se définir, à se connaître et à connaître sa place dans le monde, à s’interpréter, à s’exprimer. La connaissance, c’est d’abord la connaissance idéologique, la détermination de plus en plus précise des règles de vie et de fonctionnement de la communauté, de ses rapports avec le divin. Le corpus de base, le Coran, doit être interprété dans tous ses détails de façon sûre ; les traditions doivent être recueillies pour leur valeur normative. Cela demande d’abord une connaissance approfondie de la langue arabe dans ses mots et ses structures, une connaissance de l’histoire des origines de la communauté, l’établissement de règles d’interprétation. Les musulmans qui s’attaquent à ces recherches sont souvent des islamisés pénétrés de traditions culturelles paléo-orientales, hellénistiques ou iraniennes. Les autres durent se référer à ces traditions pour avoir des cadres systématiques de pensée. Ainsi se créent la grammaire et la linguistique, la science du ḥadīth, et, au-delà de l’utilitaire, certains prolongent la recherche pour son intérêt propre, par exemple vers une vraie histoire. L’étude des sens des mots arabes utilisés par le Coran et la tradition stimule le goût de collectionner les vers des poètes pré- ou postislamiques, lui sert de prétexte parfois, aboutit peu à peu à de vraies recherches d’histoire littéraire.

Les nécessités du gouvernement et de la communauté poussent à l’élaboration de la science et de la loi religieuse (fiqh) et, sur un autre plan, à la recherche géographique. La vie pratique exige la continuation des études de médecine, de mathématiques, d’astronomie, de sciences physiques et naturelles que poursuivaient déjà sur le même territoire les spécialistes d’avant l’islām. Pour la théorie de l’interprétation et de la déduction logique, applicable même aux disciplines linguistiques, religieuses et juridiques, comme pour l’étude du monde naturel et social, il était indispensable de se référer aux corpus de théorie scientifique déjà élaborés. Essentiellement, il s’agit des œuvres grecques, sans préjudice de l’étude des productions persanes et indiennes. Des savants surtout chrétiens et de langue syriaque ont d’abord guidé l’activité scientifique de la jeune communauté. Quand l’arabe devient la langue généralement utilisée, on traduit, directement ou à travers le syriaque, les grandes œuvres grecques et avant tout l’encyclopédie aristotélicienne. C’est là une activité immense, et bien des ouvrages grecs ne nous sont connus qu’à travers des traductions arabes.