Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

islām (suite)

Rien n’est dit sur un mécanisme formel de décision sinon de vagues exhortations à l’obéissance au Prophète et aux détenteurs d’autorité ainsi qu’à la pratique de la consultation. Quand le Prophète disparut en 632, on ressentit le besoin d’une autorité suprême pour le remplacer. Ce fut le khalīfa, « calife, lieutenant remplaçant » du Prophète, en même temps imām ou guide de la communauté, d’abord élu par les plus éminents des compagnons de Mahomet, puis désigné par hérédité. Il avait en principe la responsabilité suprême de veiller à l’application des règles de toutes sortes posées par Dieu, et c’est ce qui devait le distinguer en principe d’un malik, un roi terrestre intéressé exclusivement à l’exercice du pouvoir. Le terme désignant le pouvoir temporel (sulṭān) est devenu aussi le titre de celui qui l’exerce, le sultan.

Rien n’oblige formellement la communauté musulmane à constituer un seul État dirigé par l’imām légitime. Cependant, le Coran, constitué à Médine lorsque tous les croyants formaient en fait un seul quasi-État, suggère cette perspective, qui ne fut réalisée que pendant un peu plus d’un siècle. Encore fut-ce avec des dissidences notables, et l’État omeyyade (660-750) fut-il considéré par bien des pieux musulmans comme plutôt un mulk, un royaume terrestre. Mais les quelques règles posées à Médine ont gardé vivace l’aspiration à un État musulman qui assurerait par son autorité l’application effective des prescriptions divines sur les relations interpersonnelles, sociales et politiques.

Les règles médinoises ont été complétées par d’autres, légitimées par le corpus énorme du ḥadīth, pour former un ensemble, la loi religieuse (charī‘a) qui réglemente idéalement toute la vie sociale et individuelle, rituelle et politique de la communauté et de ses membres. Tous les actes possibles sont catalogués comme obligatoires, autorisés, recommandés, déconseillés, interdits, avec de nombreuses divergences, résultant des opinions des jurisconsultes appuyées sur des ḥadīths contradictoires. Il s’agit d’un immense code de déontologie souvent flou, que tout État musulman a le devoir de faire appliquer. Mais l’application stricte et totale est toujours restée un idéal.

Le caractère communautaire de ce code résulte bien, notamment, du concept des « obligations de suffisance » (farḍ al-kifāya), pour lesquelles il suffit qu’un nombre minimal de croyants les accomplisse. Ainsi le djihād, « effort » consistant à faire le maximum pour que la loi divine soit appliquée sur la terre. En pratique, dans l’histoire, il s’est surtout agi d’un effort militaire pour défendre et étendre le domaine de la communauté, la « maison de l’islām » (dār al-islām).

La fonction essentielle de la communauté est de faire régner aussi au maximum en son sein même la loi divine. Toute loi humaine ne peut en être que l’application, l’explicitation. Tout croyant peut, en principe, participer à cet effort (idjtihād). En pratique, ce sont les connaisseurs, les savants, dont le consensus (idjmā‘) devrait faire autorité.

Tout croyant, en principe, a la charge de « commander le bien et d’interdire le mal », de veiller à ce que chacun observe strictement les règles de vie posées par la charī‘a. Pour être éclairé sur celles-ci, on doit s’adresser à un consultant compétent, un muftī, qui, questionné sur tout point litigieux, sur tout cas de conscience, rendra un avis autorisé, une consultation (fatwā). Les États musulmans ont désigné des muftīs officiels, parfois formant une hiérarchie qui ressemble à une cléricature. Cette hiérarchie comprend aussi des cadis (qāḍī), juges et notaires, qui prennent des décisions pratiques sur chaque cas particulier, appliquent la loi et conservent les documents juridiques. Ils ont pour assesseurs des « témoins » attitrés, connus pour leur honorabilité et leur sincérité (‘udūl, chuhūd). Le muḥtasib est une sorte de contrôleur et de préfet qui doit veiller à l’ordre et aux bonnes mœurs de la communauté, notamment au bon ordre et à l’honnêteté de cette institution essentielle qu’est le marché, ou souk (sūq).

La communauté doit chercher à s’étendre, puisqu’elle assure ainsi une plus grande emprise terrestre des lois divines. Le monde non musulman était en théorie dār al-ḥarb, la « maison, la zone de la guerre ». Les musulmans peuvent et doivent utiliser la force si c’est possible et nécessaire, car l’islām est réaliste. La vérité et la justice se heurteront toujours à des résistances qui ne pourront être surmontées que de cette manière. La non-violence, principe (tout théorique d’ailleurs) du christianisme et du bouddhisme, n’est pas une notion musulmane. Cependant, le Coran proscrit en certains versets la contrainte en matière de foi.

La communauté est entourée de monothéistes et d’idolâtres. En principe, ces derniers sont seuls des « infidèles » (kuffār, sing. kāfir). Ils commettent un crime abominable en refusant de rendre hommage au seul vrai Dieu. Ils doivent donc être placés devant l’alternative de le reconnaître ou d’être exterminés. En pratique, cette dure règle n’a été appliquée qu’exceptionnellement. Dans l’Inde, où des musulmans minoritaires dominaient une majorité d’idolâtres, il a bien fallu composer avec cette situation.

Par contre, les monothéistes, c’est-à-dire les juifs et les chrétiens (auxquels furent adjoints les mazdéens et quelques autres), reconnaissent le vrai Dieu, ont bénéficié d’une authentique révélation délivrée par de vrais prophètes comme Moïse et Jésus, même s’ils ont eu le tort de s’écarter plus ou moins de cette révélation, de falsifier leurs livres sacrés, de ne pas reconnaître la supériorité de la révélation de Mahomet. Ils ne doivent pas être contraints de se faire musulmans. Ils peuvent entrer dans le cadre de l’État musulman sans faire partie de la communauté. Ils bénéficient d’une protection (dhimma) de la part de celle-ci moyennant le paiement d’une taxe spéciale et à condition de ne pas se livrer à des manifestations d’arrogance, de conserver une attitude conforme à leur participation à des idéologies vaincues et soumises. Ils ont formé, ainsi que les musulmans dissidents, à l’intérieur des États, des communautés (milla, turc « millet ») dotées d’une large autonomie.