Ionesco (Eugène) (suite)
C’est encore à une aventure spirituelle que nous convie la Soif et la faim (créée en 1965 à Düsseldorf, en 1966 à la Comédie-Française). Fuyant, comme jadis Amédée, le décor petit-bourgeois de sa vie conjugale, et malgré l’amour de sa femme, Jean, qui a faim et soif d’autre chose, tente de vivre ailleurs l’expérience d’un jeune amour. Déçu, harassé, il échoue dans un monastère-caserne-prison entre les mains de faux moines aux idéologies contradictoires, auxquels il ne parvient plus à échapper. Son seul espoir sera de retrouver sa femme et sa fille, dont l’amour fidèle de loin lui fait signe.
Après Le roi se meurt, Ionesco croyait, non sans quelque admirable naïveté, avoir exorcisé cette peur de la mort qui sourd de toute son œuvre. En fait, tout se passe comme si ce répertoire des terreurs intimes n’avait fait qu’envenimer encore chez son auteur le besoin de les faire partager à autrui, de dénoncer publiquement le scandale de la Mort. Tel est le sens de Jeux de massacre, créé en septembre 1970. Dans une durée en miettes, la Mort, telle une épidémie imprévisible, frappe les uns et les autres, n’importe qui, n’importe quand, réduisant tous les personnages à des pantins pour jeu de massacre. Si grand est le sens théâtral de Ionesco que, sur un thème aussi ressassé, il parvient à éveiller chez le spectateur, dans une atmosphère de bouffonnerie macabre, le sentiment concret, immédiat, du destin de l’homme. « Le comique étant intuition de l’absurde, écrit-il, il me semble plus désespérant que le tragique. Le comique est tragique, et la tragédie de l’homme dérisoire. »
De la Cantatrice chauve à Jeux de massacre et à Macbett (1972), l’œuvre de Ionesco est nombreuse, diverse, inégale. Elle recèle en tout cas l’expérience d’un homme qui toute sa vie a cherché dans la création théâtrale à élucider le sens de sa propre vie, celui du monde où il se trouve projeté, tour à tour angoissé et émerveillé, et n’ayant le plus souvent pour toute défense que l’humour. Ce que furent les étapes de sa pensée, de son théâtre, bref, la pratique de son art, il l’a consigné au jour le jour dans un recueil de réflexions, Notes et contre-notes (1962), irremplaçable témoignage de l’un des dramaturges les plus importants du « théâtre de l’absurde ».
De façon plus directe, et poussé par le besoin toujours plus vif de saisir sa propre réalité dans l’écoulement d’un temps qui le fuit, Ionesco a écrit entre 1967 et 1969 quelques très beaux recueils de souvenirs autobiographiques, le Journal en miettes, tomes I et II (Présent passé, Passé présent), Découvertes, tandis que la Photo du colonel (1962) regroupe des nouvelles de tonalité onirique dont la plupart ont servi de matrice aux pièces de théâtre et que son roman le Solitaire (1973) reprend sous un angle nouveau la dynamique poétique qui anime son théâtre.
G. S.
M. Esslin, The Theatre of the Absurd (Londres, 1962 ; trad. fr. le Théâtre de l’absurde, Buchet-Chastel, 1963). / L. C. Pronko, Avant-Garde : the Experimental Theatre in France (Berkeley, 1962 ; trad. fr. Théâtre d’avant-garde, Denoël, 1963). / P. Sénart, Ionesco (Éd. universitaires, 1964). / S. Benmussa, Ionesco (Seghers, 1966). / C. Bonnefoy, Entretiens avec Eugène Ionesco (Belfond, 1966). / G. Serreau, Histoire du nouveau théâtre (Gallimard, 1966). / P. Vernois, la Dynamique théâtrale d’Eugène Ionesco (Klincksiek, 1972).
