Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

Ingres (Jean Auguste Dominique) (suite)

En 1797, Roques envoie son fils Guillaume et le jeune Ingres poursuivre leurs études auprès du maître. L’atelier de David est alors partagé en plusieurs factions : les « romains », partisans d’un strict néo-classicisme ; les « muscadins », royalistes, catholiques et adeptes d’une peinture historique à caractère national ; les « barbus » ou « primitifs », dont le chef Maurice Quay (1779-1804) prône le style « procession », c’est-à-dire le linéarisme des figures tracées sur les vases grecs, dont s’inspire John Flaxman outre-Manche. L’Iliade illustrée par celui-ci connaît un grand succès en France. Ingres sera rempli de fierté lorsque l’artiste anglais déclarera trouver « préférable à tout ce qu’il a vu de l’école française contemporaine » les Ambassadeurs d’Agamemnon (1801, École nationale des beaux-arts), tableau très davidien avec lequel Ingres vient de remporter le premier prix de Rome. Les difficultés financières du gouvernement retarderont jusqu’en 1806 le départ des lauréats pour la Ville éternelle.

Il ne faut pas négliger ces années d’attente. Le jeune artiste vit difficilement, mais sa réputation grandit, attestée par les commandes d’un portrait du Premier Consul (1803), destiné à la ville de Liège, et d’un Napoléon Ier sur son trône (1806) pour le Corps législatif. Il se détache de David, se lie plus intimement avec des préromantiques comme Gros* et François Granet (1775-1849), partage l’admiration de son ami, le sculpteur florentin Lorenzo Bartolini (1777-1850), pour le quattrocento, fréquente le salon de François Gérard (1770-1837) où il retrouve toute l’intelligentsia de sa génération et se passionne comme celle-ci pour les poèmes prétendument ossianiques de Macpherson. Enfin, il a l’occasion inespérée de pouvoir étudier au Louvre les nombreux chefs-d’œuvre soustraits aux galeries européennes par les troupes de Bonaparte : « C’est en se rendant familières les inventions des autres qu’on apprend à inventer soi-même », assurera-t-il plus tard.

Dans les portraits de la famille Rivière (musée du Louvre), œuvres majeures de cette première période parisienne, se lisent ses admirations : reproduction de la Vierge à la chaise de Raphaël, négligemment posée près du bras de Monsieur Rivière, utilisation d’un fragment de paysage emprunté à l’Amour sacré et l’Amour profane de Titien dans le fond du portrait de Mademoiselle Rivière, celle-ci ayant d’ailleurs la pose d’un autre Titien (la Dame à la fourrure), mais se détachant à mi-corps en clair sur clair comme la Vierge à la prairie de Raphaël.

L’autorité picturale d’Ingres, tempérament peu imaginatif et toujours dépendant du modèle, vivant ou peint, est cependant telle que les emprunts s’amalgament totalement à son propre style. Au Salon de 1806, le public et la critique reprochent aux portraits des Rivière et à l’autoportrait du musée de Chantilly d’imiter Van Eyck avec extravagance. De Rome, Ingres s’indigne : « Du gothique dans Madame Rivière, sa fille, je me perds, je ne les entends plus... ».

Les carnets du maître, sa correspondance, les souvenirs recueillis plus tard par ses élèves dévoilent son caractère intransigeant (« l’admiration tiède d’une belle chose est une infamie ») ; ses lectures (Dante, Homère, Ossian, lady Montagu) trahissent ses passions : « les Grecs divins », Raphaël, Poussin, Masaccio, mais aussi les maniéristes toscans et les primitifs (il possédait un panneau de Masolino da Panicale). Respectueux de la hiérarchie des genres, il n’exploite pas ses dons de paysagiste, mais le Casino de Raphaël (1806-07, musée des Arts décoratifs) et les fonds des portraits dessinés ont une concision et une clarté qui préludent à celles des Corot d’Italie.

Entre ses deux envois officiels de la Villa Médicis, Œdipe et le Sphinx (1808, Louvre), où le modèle a la pose de l’un des Bergers d’Arcadie de Poussin, et Jupiter et Thétis (1811, musée d’Aix-en-Provence), où la déesse est inspirée d’un dessin de Flaxman, mais avec une volupté très personnelle, l’imagerie ingresque se précise, atteint une étrangeté linéaire qui déroute les contemporains. Dix-huit ans d’Italie (il ne quittera pas Rome à la fin de son séjour à la Villa Médicis) isolent Ingres de l’évolution parisienne. Il n’est cependant pas insensible au romantisme : allure byronienne du portrait de Granet (1807, Aix-en-Provence), surréalité du Songe d’Ossian (1812-13, musée de Montauban) commandé par le préfet de Rome pour la chambre de Napoléon au Quirinal, style troubadour de Paolo et Francesca (1819, musée d’Angers), à propos duquel, à la fin du siècle, Odilon Redon s’étonnera : « Mais c’est Ingres qui fait des monstres. » La première version de ce tableau date de 1814 ; il en existe quatre autres, Ingres aimant reprendre à de longues années d’intervalle ses thèmes favoris, qui, pour la plupart, apparaissent au cours de ce premier séjour romain : Vénus Anadyomène, Stratonice, les odalisques... La Baigneuse de dos (1807, musée Bonnat, Bayonne) et la Baigneuse de la collection Valpinçon (1808, Louvre) inaugurent un jeu subtil entre la ligne et le ton local, dont l’allongement maniériste et la pâleur élégante de la Grande Odalisque (1814, Louvre) sont l’apothéose. Exposée en 1819, 1846, 1855, cette dernière œuvre fut incomprise d’un public insensible à ses beautés intellectuelles.

Un réalisme plus accessible apparaît dans les nombreux portraits commandés par les fonctionnaires impériaux avec lesquels il s’est lié : les Marcotte, les Bochet, les Panckouke, les Lauréal (dont il épousera en 1813 une cousine, Madeleine Chapelle, modiste à Guéret). En 1815, la chute de l’Empire le prive de cette clientèle, mais Ingres, qui a travaillé pour Napoléon, pour les Murat, pour Lucien Bonaparte, n’est pas pressé de regagner Paris. Les admirables portraits à la mine de plomb évoquant si souvent les traits de ses amis (individuellement : Charles François Mallet, 1809, Art Institute, Chicago ; ou collectivement : la Famille Stamaty, 1818, Louvre) deviennent sa principale ressource jusqu’à son départ pour Florence (1820), où l’attire la présence de Bartolini.