Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

Indochine

Partie de l’Asie du Sud-Est.


Le terme d’Indochine est ambigu et doit être employé avec prudence. Il est parfois encore utilisé pour désigner l’ancienne « Indochine française », ou « Union indochinoise », telle qu’elle fut créée par Paul Bert en 1887. (V. Indochine française.) Cette Indochine française groupait une colonie, la Cochinchine, un protectorat, en réalité administré directement, le Tonkin, l’empire d’Annam (protectorat), le royaume de Cambodge (protectorat) et le Laos (protectorat). Cette création était purement artificielle, puisqu’elle unissait trois pays, la Cochinchine, l’Annam et le Tonkin, dont la population était en majorité vietnamienne et qui, d’ailleurs, avait constitué avant l’intervention française (1858) l’empire du Viêt-nam, unifié par l’empereur Gia Long en 1802, à deux autres pays, le Laos et le Cambodge, dont les peuples, la civilisation et l’histoire étaient différents.

Le Viêt-nam est un pays de civilisation chinoise. Cet État est né dans le delta du Tonkin, où il fut soumis à treize siècles de domination chinoise (iiie s. av. J.-C. - xe s. apr. J.-C.). Les Vietnamiens ont conservé leur langue (une langue monosyllabique, mais polytonique) et une très forte personnalité, que symbolise en particulier la force de la commune tonkinoise. Mais ils ont reçu de la Chine l’essentiel de leurs techniques (construction de digues pour enfermer les fleuves dangereux, riziculture intensive irriguée, araire attelé à une seule bête, faible utilisation du travail animal), leur type d’habitation à belle et lourde charpente, mais construite à terre et mal adaptée de ce fait au climat tropical, leurs thèmes artistiques et littéraires, le syncrétisme religieux, où se mêlent diverses influences (confucianisme, mais aussi un bouddhisme très déformé et des pratiques animistes et chamanistes), et enfin l’écriture (du moins avant que le jésuite Alexandre de Rhodes [1591-1660] ne dote la langue vietnamienne d’une écriture romanisée, le quôc-ngu). L’histoire du Viêt-nam, en dehors des longues guerres civiles entre Nord (dynastie des Lê) et Sud (dynastie des Nguyên), a été celle de la marche de cette nation vers le sud, de sa conquête de l’Annam par la destruction du royaume indianisé de Champa (xive-xviie s.) et de sa conquête de la Cochinchine (xviie-xviiie s.) aux dépens des Khmers, ou Cambodgiens. Mais, aux Khmers ou aux Chams, les Vietnamiens, vainqueurs et déjà dotés d’une haute civilisation, ont relativement peu pris.

Le Cambodge et le Laos sont, au contraire, de civilisation indienne. Les peuples sont différents. Les Laotiens, qui représentent à peu près la moitié de la population du Laos, sont des Mongoloïdes de langue thaïe, langue monosyllabique et polytonique ; eux aussi sont descendus du nord vers le sud. Les Cambodgiens sont des populations brunes (semblables à celles qu’on appelle proto-indochinoises) de langue môn-khmère, monosyllabique, mais monotonique ; leur État est le seul survivant des glorieux États indianisés de l’« Asie brune » (royaume môn de Pegu, royaume môn de Dvāravatī, Fou-nan, Tchen-la, royaume khmer d’Angkor, royaume de Champa). Cambodgiens et Laotiens, en dépit de leurs différences ethniques et linguistiques, ont reçu de l’Inde classique l’essentiel de leur civilisation, certaines de leurs techniques (le type d’attelage à deux bêtes, l’araire et la charrette), l’exploitation du palmier à sucre, leurs écritures, leurs thèmes artistiques et littéraires inspirés par les grandes épopées indiennes, notamment par le Rāmāyaṇa, enfin et surtout leur religion (le bouddhisme theravāda dit « hīnayāna » [du Petit Véhicule], venu de Ceylan avec sa langue sacrée, le pāli [qui est une langue aryenne]). Enfin, Cambodgiens et Laotiens construisent leurs maisons sur pilotis — comme d’ailleurs tous les peuples voisins, sauf les Vietnamiens (et les Miaos) —, connaissent de semblables fêtes (« fête des eaux » lors du retrait des eaux et de la pleine lune de novembre), de semblables danses, pratiquent une riziculture qui s’adapte à la nature plus qu’elle ne la domine, honorent des génies de la terre, tout cela provenant sans doute d’un fonds commun antérieur à l’indianisation. Certes, les Cambodgiens ont créé une civilisation personnelle. L’architecture et la sculpture khmères de l’époque classique (iiie-xiiie s.) sont parfaitement distinctes du grand art indien et révèlent un génie original et prestigieux ; il n’en reste pas moins que les thèmes sont d’inspiration indienne, hindoue ou bouddhiste.

Ainsi donc, l’Indochine française groupait un peuple de civilisation chinoise et deux peuples de civilisation indienne (ceux-ci beaucoup moins nombreux d’ailleurs). L’appellation ne correspondait à aucune réalité. Il n’y a peut-être pas au monde de frontière humaine plus marquée que la frontière entre le Viêt-nam et le Cambodge. Il n’y a pas de « peuples indochinois », encore moins de « peuple indochinois », cette expression étant absurde. La colonisation française avait mis dans le même cadre des peuples que tout séparait. Le cadre ayant disparu officiellement aux accords de Genève de 1954 (le Cambodge ayant même obtenu son indépendance totale en novembre 1953), le terme d’Indochine ne doit pas être employé pour désigner les anciens pays de l’« Indochine française », qui n’était qu’une création artificielle du colonialisme français.

Il peut, par contre, être employé au sens de « péninsule indochinoise ». La péninsule indochinoise comprend alors l’Union birmane (Birmanie*), la Thaïlande*, le Laos*, le Cambodge*, le Viêt-nam* et la majeure partie de la Malaysia* (péninsule malaise).

Le peuplement de la péninsule indochinoise

Le peuplement de la péninsule indochinoise dit « proto-indochinois » comprend environ un million d’individus : Sédangs, Bahnars (330 000) au nord ; Mnongs, Maas (150 000) au sud ; Jarais, Rhadés (320 000) au centre du haut pays de la chaîne annamite ; et, encore plus au nord, des tribus nomades très peu nombreuses — les Kha Tong Luongs (« esclaves aux feuilles jaunes »), ainsi nommés parce qu’ils laissent sur leur passage des feuillages jaunis qui leur ont servi d’abri. Tous ces groupes ont été repoussés dans les montagnes de l’ancienne Indochine et souvent asservis par les tribus des Thaïs*, des Nuongs, des Mans et des Meos venues de Chine du Sud — d’où les vocables méprisants « Kha » (d’origine laotienne), « Moi » (d’origine vietnamienne) et « Pnong » (d’origine cambodgienne) qui les désignent.

Les tribus des Sédangs, des Bahnars, des Mnongs et des Maas appartiennent à la famille des langues austro-asiatiques, tandis que les Jarais et les Rhadés se rattachent à la famille austronésienne.