Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

Inde (suite)

xviie et xviiie siècle

Dès la seconde moitié du xviie s., le climat politique en Inde commence à s’assombrir. Le fils d’Akbar, Djahāngīr, soutient encore la gloire de l’Empire moghol, mais il doit faire face à des rébellions sévères au Rājputāna et au Deccan. Les Marathes s’organisent peu à peu en une communauté ethnique puissante, qui, sous la conduite de son chef exceptionnel Śivājī (1627-1680), ne cessera de harceler les Moghols. Les luttes pour la succession au trône amènent finalement au pouvoir l’un des fils de Djahāngīr, surnommé Chāh Djahān (1627-1658). Son règne est marqué par des guerres continuelles au Deccan et aux frontières nord-ouest de l’Inde. Une nouvelle guerre de succession éclate en 1658. Elle porte au pouvoir le fanatique empereur Awrangzīb (1658-1707). Les guerres se succèdent alors avec les Marathes ; la persécution religieuse et la répression entraînent des révoltes continuelles ; le désordre s’installe dans l’Administration et l’économie, préparant l’effritement, puis la débâcle de l’Empire moghol, après le sac de Delhi par Nādir Chāh, roi de Perse (1739). Entre-temps, les Occidentaux ont consolidé leurs établissements commerciaux et missionnaires dans le Sud, dans la région de l’actuelle Bombay (Sūrat), sur la côte du Carnatic (Madras) et au Bengale. Le but des compagnies hollandaises, françaises et anglaises est tout d’abord purement commercial. Mais la situation troublée incite Dupleix et les Anglais à intriguer pour s’emparer du pouvoir. Les Britanniques remporteront un plein succès dès la seconde moitié du xviiie s. Le contrecoup de ces événements se répercute naturellement sur la littérature.

En marāṭhī apparaissent plusieurs grands auteurs hindous, tandis que la poésie de cour de style persan remporte le grand triomphe de l’époque. On note encore quelques réformateurs religieux avant la grande sécheresse littéraire du xviiie s.


Les auteurs marathes

Ils prennent quelque indépendance vis-à-vis de la doctrine de la bhakti. Mukteśvara (1599-1649 env.) traduit en marāṭhī le Mahābhārata en apportant quelque raffinement dans la langue. Il compose aussi des poèmes profanes qui se détachent du genre populaire pour atteindre un certain degré de stylisation littéraire. Rāmadās (début du xviie s.), bien que se rattachant à la bhakti rāmaïte, adopte une position indépendante et enseigne la voie du salut en dehors de toute appartenance doctrinale fixe. De plus, il prend part aux problèmes de son temps, se déclare partisan de Śivājī et opposé à la domination étrangère. Ses œuvres principales traitent de la « réalisation du soi », de la « réalisation de la vie » (Dāsabodha). Tukārām (1609-1649) est un pauvre boutiquier de caste śūdra. Il connaît par cœur la Jñāneśvarī et le Bhāgavata d’Eknātha. Il devient ascète errant et prêche la bhakti par les kīrtana en vers simples et directs, accessibles à tous. Sa popularité contribue à cimenter l’unité morale du pays marathe. D’autre part, les succès militaires de Śivājī face aux musulmans inspirent des récits historiques en vers et en prose, les bakhar (chroniques historiques) et les povādāsa (ballades guerrières). Vāmana est surtout connu comme traducteur de textes sanskrits et comme auteur d’une interprétation des textes anciens, le Nigamasāgara (v. 1673).


La littérature bengali

On y trouve des traductions des épopées et des Purāṇa ainsi que la continuation de la poésie lyrique viṣṇuite avec plus ou moins de bonheur. Les mangala sont toujours à l’honneur. Les cultes locaux, tel celui de Kālī (la Mère divine), reprennent de la vigueur, et le poète Rāmaprasāda Sen (1718-1775) célèbre cette déesse avec beaucoup de verve dans ses chansons. Au nord-est de la province, le royaume musulman d’Arakan favorise le développement de la littérature en langue bengali, et les poètes adaptent les complaintes légendaires venues des provinces de l’Ouest (Aoudh, Pendjab, Rājasthān). Ainsi, la légende rājasthānī de Lorik est transposée par Daulat Kāzi (Dawlat Kādī), tandis que le poète soufi Alāol traduit la Padmāvata de Jāyasi ainsi que des poèmes persans. D’autres auteurs musulmans appliquent à l’islām la forme des poèmes viṣṇuites courants. Au xviiie s., la province tout entière affirme son indépendance vis-à-vis du gouvernement moghol de Delhi. La présence de la Compagnie des Indes favorise le commerce et attire une forte immigration venue de l’ouest, préparant une nouvelle société.

En assamais, on note déjà l’utilisation de la prose par Bhaṭṭa Revā pour ses deux œuvres, la Kathā Bhāgavata et la Kathāgītā.


La littérature hindī et l’apparition de la littérature urdū

Quelques réformateurs religieux se rattachent à ceux du siècle précédent : par exemple Dādū (disciple de Kabīr), Prāṇanāth, Govinda Siñgh (sikh). En poésie, Bihārī Lāl (début du xviie s.) occupe la première place. Né à Gwālior, il vient habiter Orchhā et étudie le persan à Āgrā. Son œuvre, le Satsaï, se composant de sept cents strophes, est un exploit d’art poétique, car chaque vers peut impliquer jusqu’à trois sens différents. Aussi a-t-il été abondamment commenté.

Le phénomène littéraire le plus intéressant de l’époque est l’utilisation de la langue hindī de la région de Delhi pour l’expression d’une poésie de type persan. Cet hindī s’était développé au Deccan au xive s., dans les royaumes musulmans indépendants ; d’où le nom de dakkinī qu’on lui donne parfois. Alors que le persan occupait la première place comme langue littéraire à la cour de Delhi et que la poésie lyrique en braj se répandait dans tout le nord de l’Inde, l’hindi de Delhi restait principalement une langue utilitaire. Au royaume de Golconde, à Bijāpur et à Aurangābād, il devint la langue principale et remplaça bientôt le persan même dans l’Administration. Mais il y a toujours en Inde une propension à placer la littérature sur un piédestal et à la séparer de la réalité quotidienne. Les auteurs musulmans n’échappent pas à cette tendance et recherchent dans les modèles persans les thèmes, les formes, la métrique, les images et figures de rhétorique. De plus, la langue, étant difficilement séparable du sujet, se charge peu à peu de tout un vocabulaire étranger ; d’où son nom de rekhtā (mélangé). Ce n’est qu’à partir du xviiie s. qu’on la désigne par le terme d’urdū (idiome parlé par les employés du palais à Delhi). En l’utilisant pour la première fois dans un de ses poèmes, le poète Valī consacre le mot. Ce genre poétique, coupé de l’observation directe, présente un caractère très particulier, assez artificiel et contrastant de façon frappante avec les vers d’inspiration purement indienne. Il revêt trois formes principales : le masnavī, la qasīda et le ghazal (rhazal). Ce dernier genre est extrêmement populaire à Delhi, même de nos jours, aussi bien parmi les hindous que parmi les musulmans. Comme les autres auteurs indiens, les poètes du Deccan commencent par traduire ou adapter des œuvres persanes. C’est le cas du Roman d’aventure (Khāvar Nāma) de Kamāl-Khān Rustumī de Bijāpur. Le roi de Golconde Muḥammad Qulī Quṭb Chāh (1580-1611) introduit le premier en poésie des thèmes profanes (amour, nature et vie sociale), et Mullā Vajahi compose en 1609 un masnavī qui, sous l’aspect d’un conte romantique, fait l’éloge du sultan Muḥammad Chāh. Cet auteur est aussi l’un des premiers à avoir écrit une œuvre entière en prose, Sab Rasa (1635), qui pourrait être une adaptation d’un masnavī persan. Cependant, les trois grands poètes qui consacrent définitivement la poésie urdū sont incontestablement Valī, Saudā et Mīr. Valī est originaire d’Aurangābād, où l’hindī est le même que celui qui est employé par la population cosmopolite aisée de Delhi. Pour la première fois, il écrit des ghazals en cette langue et va les chanter à Delhi, où il remporte un vif succès. Le persan devenant de moins en moins populaire avec le déclin de l’Empire moghol, cet exploit est une révélation pour les courtisans, et son exemple sera suivi. Un grand érudit persan, Khān-e Ārzū, s’attelle au travail de purifier la langue en adoptant comme base la forme parlée par la bonne société de Delhi et l’entourage de la cour « urdū-e Mu’allā ».