Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

Inde (suite)

Beaucoup des plus importants des propriétaires absentéistes devaient leur rôle à une évolution datant de la période britannique. Les Anglais avaient souvent fait des collecteurs d’impôts de l’époque moghole, les zamīndār, des propriétaires de plein exercice, « à l’occidentale ». Leur rôle était particulièrement important dans certaines régions, notamment dans toute l’Inde du Nord-Est.

Devant cette situation, le parti du Congrès avança, au nom même de l’efficacité économique, un programme de réforme agraire. Celle-ci fut votée et appliquée progressivement dans les premières années de l’indépendance. Schématiquement, on peut dire qu’elle comporte deux types de dispositions.

Le premier type a visé à éliminer les tenures des grands absentéistes, notamment des zamīndār. Ceux-ci étaient déchus, moyennant une compensation. Ils pouvaient, cependant, garder une partie des terres, à condition de les cultiver directement et de ne pas dépasser un certain « plafond », qui variait régionalement et selon la qualité de la terre. En principe, les paysans autrefois sur les terres des zamīndār devaient recevoir de l’État des droits de tenure assez fixes, leur laissant la possibilité de les transmettre par héritage.

Le second type de dispositions a concerné les tenanciers de tous les propriétaires ; ces dispositions s’appliquent aussi aux régions sans zamīndār (dites « régions de système raiyatvārī », parce qu’il y avait rapport direct entre le paysan [le « raiyat »] et l’État). Elles garantissent aux tenanciers une certaine stabilité de la tenure, un loyer limité, souvent un droit de transmettre sa tenure par héritage. Ici encore, le propriétaire avait le droit de « reprendre » une partie de ses terres, toujours à la condition de ne pas dépasser un certain plafond et de pratiquer la culture lui-même.

Cette législation a en elle-même des limites importantes. Elle aboutit à dégager assez peu de terres pour les distribuer aux très nombreux ouvriers agricoles. De plus, son application a été « molle », voire très partielle, dans des régions entières. En particulier, les dispositions sur les plafonds ont été tournées grâce à des partages fictifs, et les dispositions sur la culture personnelle grâce à la définition très lâche donnée de la notion et à l’absence de contrôle, liée parfois à une certaine « négligence » de l’Administration.

Il est sans doute faux de dire que la législation a été sans effet. Mais elle a surtout facilité la promotion d’une classe de paysans moyens, entrepreneurs efficaces et aisés. Ceux-ci sont des zamīndār reconvertis ou des tenanciers assez importants qui ont su faire jouer les lois à leur profit. Cette classe a maintenant un rôle important dans l’économie et est responsable de progrès agricoles notables, d’autant qu’elle contrôle une part importante du sol. Mais à côté subsistent une classe notable de propriétaires-usuriers, qui prélèvent sur les ressources du sol sans exercer d’action positive, et aussi une énorme masse de pauvres, très petits tenanciers et paysans sans terre, qui ont du mal à augmenter leur production et ne peuvent vivre décemment. Les terres sont « émiettées » en si petites exploitations qu’on voit mal comment des réformes plus radicales pourraient donner assez de champs à tous les agriculteurs.

Le gouvernement a accompagné ses réformes d’un certain nombre d’actions d’aide à l’agriculture ; cette politique a connu un changement assez radical à la suite de la crise de 1966-1967, déclenchée par des sécheresses.

Jusqu’en 1965, le gouvernement mena une politique d’interventions dans tout le pays, dont la pièce maîtresse était le « développement communautaire ». Il s’agissait d’organiser les paysans pour améliorer à la fois leur niveau de vie et leur production grâce à des efforts collectifs reposant sur la mobilisation de la force de travail existant dans les campagnes. Cela impliquait la mise en place de toute une hiérarchie de conseillers. Le développement communautaire était complété par un essai de mise en place de coopératives de production et surtout de commercialisation et de crédit. Cet effort a eu quelques effets réels. Il a, en particulier, abouti à la mise en place d’une administration de développement, alors que l’administration laissée par les Britanniques était surtout fiscale et policière. Mais les buts de départ n’ont souvent pas été atteints. La mobilisation pour des actions d’intérêt collectif n’a pas été possible à cause de l’inégalité de base, qui restait la règle dans les campagnes. Les « paysans moyens » ont aussi attiré à leur bénéfice l’action des conseillers, le contrôle des coopératives, etc.

Depuis 1965, une « nouvelle stratégie agricole » se fait jour. Elle est fondée sur le désir d’obtenir un progrès rapide de la production en concentrant les efforts sur les régions les plus aptes à y répondre. On entend par là non seulement des régions favorisées par la nature ou bien équipées, notamment en infrastructure d’irrigation, mais aussi celles où la paysannerie est la plus sensible aux incitations, c’est-à-dire en fait celles où les paysans moyens sont nombreux et efficaces. C’est dans ce cadre qu’est réalisée actuellement l’introduction de variétés améliorées à haut rendement de céréales, dont on attend la « révolution verte ». Cette politique est peut-être rendue indispensable par le besoin urgent de développer la production. Mais elle tend à accentuer les inégalités entre régions et groupes, si bien qu’elle a des perspectives limitées du point de vue social...

Quelques chiffres permettent de saisir la gravité des problèmes. Il existe à la campagne des possibilités de progrès réel pour un grand nombre d’exploitants : ceux qui possèdent ou exploitent plus de 10 ha ; ils travaillent plus de 30 p. 100 des terres, mais ils ne sont que peu nombreux et représentent juste 5 p. 100 de l’effectif des agriculteurs indiens. Il existe aussi des possibilités de progrès pour les exploitants de 2 à 10 ha (50 p. 100 des terres et 25 p. 100 des exploitants). Mais demeure le problème de tous les autres : celui des exploitants de moins de 2 ha (qui n’ont que 20 p. 100 du sol, et groupent 70 p. 100 de l’effectif) et des dizaines de millions de paysans sans terre, ouvriers agricoles à l’emploi instable. Il semble bien qu’il n’y a pas de solutions sans création de nombreux emplois hors de l’agriculture et qu’il n’existe pas de possibilité de résoudre la question agraire dans le seul cadre de l’économie et de la société agraires.