Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

impressionnisme (suite)

Les ateliers successifs de Bazille, le Salon de son oncle, le commandant Lejosne, où passent Manet, Degas, Cézanne, Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, les auberges de Marlotte et de Chailly, les guinguettes de Bougival, mais surtout le café Guerbois, 11, grand-rue des Batignolles (maintenant avenue de Clichy), fréquenté par tous les amis de Manet, peintres, musiciens et critiques, sont les lieux où s’élaborent les idées nouvelles : contestation de l’enseignement officiel, mais aussi réticence devant un réalisme trop tributaire du travail d’atelier, intérêt discret pour la peinture claire du xviiie s., dont la revalorisation est due aux Goncourt, passion pour les perspectives nouvelles ouvertes par la connaissance des estampes japonaises, discussions sur les problèmes de l’exécution en plein air, auxquels Monet, Bazille et Renoir s’attachent dans de grandes toiles à personnages (le Déjeuner sur l’herbe, la Terrasse à Méric, Lise à l’ombrelle...), avant de les résoudre dans le scintillement des deux vues de l’embarcadère de la Grenouillère exécutées côte à côte par Renoir et Monet en 1869. Ces deux œuvres, l’une à Winterthur (coll. Reinhart), l’autre au Metropolitan Museum de New York, sont déjà parfaitement caractéristiques de ce que va devenir l’impressionnisme, comme le sont aussi les Châtaigniers à Louveciennes (1870, Louvre) de Pissarro, tandis que l’autoportrait de Frédéric Bazille à Saint-Sauveur (1863, musée de Montpellier) annonce de façon saisissante la technique à larges touches cassées qu’emploiera plus tard Cézanne.

En effet, lorsque la guerre de 1870 éclate, toutes les structures du mouvement impressionniste sont en place, et Bazille a même envisagé (lettre de 1867 à son père) une exposition collective de ces peintres, désignés par l’opinion publique tantôt comme la « bande à Manet », tantôt sous le nom de « groupe des Batignolles » et que Zola, leur défenseur, appelle les « actualistes ». Ce vœu ne se réalisera pas du vivant de Bazille, tué au combat de Beaune-la-Rolande. Bazille s’était engagé comme Manet et Degas, ceux-ci sont mobilisés à Paris ; Renoir est envoyé à Bordeaux ; Pissarro et Sisley, nés à l’étranger, ne sont pas concernés par les événements et partent pour l’Angleterre. Cézanne trouve prudent de gagner L’Estaque, et Monet Londres, où il retrouve Pissarro et Daubigny ; ce dernier les présente au marchand Paul Durand-Ruel (1831-1922), qui a soutenu jusqu’alors les peintres de Barbizon et va dorénavant s’intéresser à la nouvelle avant-garde. L’influence de Constable et surtout celle de Turner vont s’assimiler chez Monet à celle des estampes japonaises, dont il acquiert tout un lot lors de son passage en Hollande en 1871.

Dans les années qui suivent la guerre, le Guerbois est peu à peu abandonné pour un nouveau lieu de réunion, la Nouvelle Athènes, place Pigalle. Argenteuil, où réside Monet, souvent rejoint par Renoir, est le haut lieu de la jeune école ; Sisley est tout proche à Louveciennes ; Manet et Caillebotte viennent à Gennevilliers, où les rejoint Berthe Morisot. Pissarro, Cézanne et Guillaumin sont un peu plus loin, autour de Pontoise. Ils commencent à être connus de quelques amateurs : le docteur Paul Gachet, le chanteur Jean-Baptiste Faure, Hoschedé, qui vend avec un certain succès une partie de sa collection au début de 1874. Plutôt que de montrer leurs œuvres au Salon, où, pour être admis, des concessions sont nécessaires (le Bon Bock de Manet en est l’exemple), ils constituent une « Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs, graveurs » afin d’exposer en groupe.

D’autres personnalités moins révolutionnaires se joignent à eux pour participer en 1874 à l’exposition sensationnelle organisée dans des ateliers prêtés par le photographe Nadar. Les tableaux présentés, parmi lesquels on peut voir la Maison du pendu de Cézanne, la Loge de Renoir, le Berceau de Berthe Morisot, et Impression, soleil levant de Monet, déchaînent à la fois les rires du public et la fureur des chroniqueurs. Il en sera de même pour les manifestations suivantes, car, pendant longtemps, la critique officielle ne désarmera pas. « Cinq ou six aliénés dont une femme », note Albert Wolff dans le Figaro (1876), et Paul Mantz écrit dans le Temps (1877) : « Il n’y a point à s’occuper de ces esprits chimériques qui s’imaginent qu’on prendra leur laisser-aller pour de la grâce et leur impuissance pour de la candeur. »

Les critiques réalistes Philippe Burty (1830-1890), Edmond Duranty (1833-1880), Théodore Duret (1838-1927) et Antoine Castagnary (1830-1888), avec un peu de réticence, soutiendront et défendront ces artistes, qui ont adopté le néologisme d’impressionnistes malgré la préférence de Degas pour le terme d’indépendants. Duret, en 1878, leur consacre un ouvrage, les Peintres impressionnistes, dont il exclut Degas, parce qu’il ne pratique pas la peinture en plein air, et Manet. Ce dernier a d’ailleurs toujours voulu se situer un peu à part de ses camarades, même lorsque, à partir de 1873, son style se rapproche du leur (Argenteuil, 1874, musée de Tournai), et, préférant toucher le large public du Salon, il refuse systématiquement de participer aux expositions de son groupe.


Extension et divergences du mouvement impressionniste

Les huit expositions impressionnistes mettent en évidence des différences de tempérament : préférence innée de Renoir pour la représentation des personnages, malgré des réussites paysagistes incontestées, comme le Chemin montant dans les hautes herbes (vers 1874, Louvre) ; classicisme sous-jacent du dessin nerveux de Degas ; poursuite inlassable de l’insaisissable chez Monet et Sisley, de la forme chez Cézanne.

Elles montrent aussi une dégradation de l’unité d’esprit : crainte de se faire voler « sa petite sensation » chez Cézanne, tentation du Salon pour Renoir (il connaît un grand succès à celui de 1879 avec le Portrait de Mme Charpentier et de ses enfants, Metropolitan Museum, New York) ainsi qu’à partir de 1880 pour Monet et Sisley. Elles font enfin apparaître de profondes divergences entre la tradition réaliste, soutenue par Degas et ses amis (Jean-François Raffaëlli, Federico Zandomeneghi), et l’impressionnisme intransigeant de Monet. À partir de la quatrième exposition (1879), à laquelle Gauguin participe pour la première fois, mais dont sont absents Cézanne, Renoir, Sisley et Berthe Morisot, qui vient d’avoir un enfant, des dissensions se font sentir. En 1880 et 1881, Cézanne, Monet, Renoir, Sisley s’abstiennent ; en 1882, le retour des trois derniers entraîne le retrait de Degas et de son groupe.