Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

humour et littérature (suite)

L’humorisme du xviie s. n’a d’ailleurs pas toujours été comique. Il s’inscrit plutôt dans le grand mouvement baroque qui est un des aspects de la crise de la conscience européenne et qui tend à libérer l’inspiration artistique de cadres trop rigoureux et trop sûrs. Au moment où à Rome se fondait en 1602 une académie des Umoristi, d’autres en Italie portaient le nom de Lunatici, Estravaganti, Fantastici.

Ce dernier mot mérite qu’on s’y arrête. Dès cette époque, l’humoristique et le fantasque — ou le fantastique, comme on dira plus tard sous l’influence anglaise et allemande — apparaissent comme des aspects voisins d’une même attitude et d’un même langage. Ils se sépareront plus tard dans la mesure où l’humour, le premier, se spécialisera dans le rire de détente, alors que le fantastique ensuite poussera la tension jusqu’aux limites de l’angoisse.

Un des chefs-d’œuvre de l’humorisme du xviie s. est sans aucun doute le Don Quichotte de Cervantès*. C’est l’utilisation à la fois poétique et idéologique d’une excentricité. Tout le burlesque français et allemand, et notamment le roman, comporte des éléments d’humour. Quant au théâtre classique, nous avons vu ce que le comique de Molière doit à une utilisation des humeurs qui n’est pas sans parenté avec celle qu’en faisait Ben Jonson.

Au xviiie s., les romanciers anglais sont les héritiers directs de Cervantès, qu’ils connaissent et admirent. Ils sont les premiers à porter dans l’histoire de la littérature le nom d’humoriste, que Thackeray leur donnera au siècle suivant. À des degrés divers et en des styles différents, Fielding, Sterne, Smollett, Goldsmith mettent en scène l’excentricité. Fielding, avec Joseph Andrews, veut écrire une « épopée comique en prose » parente de la comédie jonsonienne. Sterne, avec Tristram Shandy et le Voyage sentimental, libère le récit des conventions en lui donnant toute la fluidité d’un tempérament fantasque. Tobias George Smollett (1721-1771), médecin de son état, retrouve les sources originelles de l’humour physique. Goldsmith, plus ambigu, invente un sourire à mi-chemin des larmes.

Mais leur maître à tous est leur aîné, Jonathan Swift*. Grâce à son impitoyable ironie, l’humour conquiert la dimension militante qui lui manquait. L’humour de Swift est inquiétant, il harcèle, il fustige, il tourmente parfois, comme dans tel ou tel épisode des Voyages de Gulliver ou dans la fameuse Modeste Proposition, où le problème irlandais est exposé avec une généreuse cruauté.

La plupart des humoristes anglais du xviiie s. se réfèrent volontiers à Rabelais, dont le rire, moins gras qu’on ne le dit souvent, est déjà — avant le mot — une forme de l’humour.

Avec le xixe s., l’humour connaît un succès qui est une forme de décadence. La classe dominante anglaise en fait une sorte de caractéristique nationale. Pourtant, ce qu’on appelle l’esprit français — celui du Montesquieu des Lettres persanes ou celui de Voltaire — a bien des parentés avec l’humour. On trouve encore un humour à la manière du xviiie s. dans les romans de Dickens et dans ceux de Thackeray. Mais, peu à peu, l’humour devient une attitude sociale, une forme du savoir-vivre. C’est ce qu’on appelle le sense of humour, fait de détachement amusé. Il s’en dégage un genre littéraire un peu stéréotypé qui aura à la fin du siècle ses chefs-d’œuvre dans les livres de Jerome K. Jerome (1859-1927).

Pourtant, un humour nouveau est déjà né à cette époque sur une autre terre. En Amérique s’élève le rire puissant et corrosif de Mark Twain, qui sera le père de toute la lignée des humours noir et rose de plusieurs générations et dont la postérité est encore de nos jours bien vivace. Ce nouvel humour — auquel participe également Bernard Shaw — n’est pas bien élevé. Il flirte avec l’absurde, ce nonsense cultivé depuis longtemps par les excentriques anglais et dont Edward Lear (1812-1888), inspirateur de Lewis Carroll, fut en 1846 le prophète. En France, il se manifeste par une génération d’écrivains que le xxe s. a redécouverte : Alphonse Allais (1855-1905), Alfred Jarry*, Georges Fourest.

C’est l’époque où le mot humour est naturalisé français. Il est apparu, sauf erreur, pour la première fois en 1879 dans le roman d’Edmond de Goncourt* les Frères Zemganno. Voltaire déjà l’avait signalé, mais maintenant il fait partie de la langue française. Le dictionnaire de l’Académie ne mettra que trois quarts de siècle à l’adopter. Humour est employé pour désigner n’importe quelle sorte de comique, jusques et y compris l’anecdote de commis voyageur.

Cela vient sans doute de ce que l’humour est inapte à se constituer en genre littéraire, c’est-à-dire en un langage possédant des règles de fonctionnement spécifiques. Il y a toujours un humour « régulier » à la manière de Jerome K. Jerome. On le trouve chez P. G. Wodehouse ou encore, bien que déjà teinté d’idéologie, chez George Mikes ou chez l’humoriste israélien Ephraïm Kishon. La tradition de Mark Twain a été maintenue par les humoristes du New Yorker d’entre les deux guerres et notamment par l’étonnant James Thurber (1894-1961). Quant à Pierre Daninos, humoriste au sens jonsonien du mot, il tend de plus en plus à devenir un moraliste, renouant ainsi avec la tradition du xviiie s.

Mais notre époque foisonne en humours sauvages qui ne peuvent se ramener à aucun type. Il y a en particulier toute la gamme des humours du théâtre de l’absurde, dont certains sont issus du surréalisme et dont d’autres sont le langage d’une angoisse qui se révolte contre elle-même. Il y a l’humour noir, qui se manifeste d’ailleurs surtout dans le dessin. Il y a l’humour agressif et contestataire de Mad ou de Hara-Kiri. Il y a des humours militants comme celui du Polonais Sławomir Mrożek.

Il est bien difficile souvent de savoir où s’arrête un certain rire ou un certain sourire. En tant que manière d’être et non que manière d’écrire, l’humour est un art d’exister, mais notre époque découvre qu’il est probablement impossible d’écrire l’existence.

R. E.