Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

Horace (suite)

Ce dut être une étrange surprise lorsque, six ans plus tard, Horace donna aux Romains son recueil d’Odes (livres I-III). Ceux qui le connaissaient comme un critique très éveillé et fort enclin à s’amuser de lui-même n’ont pas dû lire sans étonnement les pièces d’introduction, de conclusion, où il se promettait l’accès aux plus hauts parvis de la gloire. Pourtant, il avait raison, étant pleinement conscient qu’il venait de recréer le lyrisme. Et en effet, au temps d’Horace, le grand lyrisme méditatif et religieux, celui de Pindare* et des chœurs de la tragédie, était mort, avec les solennités quasi liturgiques qui lui servaient de cadres. Sous d’autres cieux, il est vrai, et même plus anciennement, la Grèce avait connu encore un autre lyrisme, bien différent, celui de la chanson éolienne, illustrée des noms d’Alcée et de Sappho. En principe, c’était la chanson à boire avec des strophes courtes, bien dessinées, telle qu’on peut l’improviser dans un banquet d’amitié ; le primat revenait à la vivacité, à la confidence, aux charmes de l’instant. Mais, depuis des siècles, cette tradition, elle aussi, était entrée en léthargie, déshonorée par les productions d’amateurs sans talent ou par les prouesses rébarbatives de techniciens de la métrique. Ces deux lyrismes, Horace les ressuscite l’un et l’autre d’un même coup et comme l’un dans l’autre : il adopte la forme plus incisive de la chanson éolienne, dont il restreint l’exubérante et sans doute inutile polymétrie ; il se donne comme forme maîtresse la strophe ou la stance de quatre vers, unité particulièrement adaptée au déploiement des jeux contrastés du rythme métrique et du rythme syntaxique. Surtout, dans cette forme comme restructurée, mais qui reste à la mesure des inflexions d’une voix personnelle, il a cru que les thèmes les plus graves de la méditation des hommes pouvaient trouver leur expression. La poésie lyrique redevient, mais par la méditation d’un homme qui, à l’occasion, s’affirmera prophète ou chantre inspiré, une des éducatrices possibles de l’humanité.

Voilà qui restreindra singulièrement la part des chansons à boire ou des pièces légères, dont on serait d’abord tenté de croire que, si charmantes soient-elles, elles représentent un peu, dans cette poésie, le passé. Ce ne serait pas tout à fait vrai, car, là aussi, Horace a fait œuvre neuve. Cependant, ce grand lyrisme nouveau, il faut le chercher d’abord dans le cycle des six Odes romaines qui ouvrent le livre III, méditation sur les valeurs qui ont fait la grandeur de Rome. Un peu au hasard de la lecture, on trouvera dans le livre II, où prédomine l’inspiration philosophique, les pièces où le poète aborde ses thèmes de prédilection : l’application à ne pas laisser dissiper le temps, la maîtrise de soi, le souci de l’essentiel.

La qualité dominante de l’ensemble du recueil consiste peut-être en ceci : Horace a trouvé un ton — il s’agit sans doute d’une certaine distance établie entre le poète et l’objet du poème — qui assure grâce, consistance à tout ce qu’il confie à sa strophe. Non pas un monde de marbre : les attitudes sont pleines de souplesse, et les sentiments souvent ondoyants. On dirait plutôt une luminosité amicale, un silence sûr et non intimidant, comme si, de fait, l’éternité, ce paroxysme de présence, était toute proche. C’est cette attitude émerveillée, contemplative en somme, qui a déconcerté les romantiques. Dans cette vision uniformément belle, la réussite du lyrisme horatien est d’avoir rendu la saveur distincte des moments les plus fugitifs, irremplaçables, perdus à jamais si un regard n’a su les recueillir. La vie est brève, le monde est plein de choses précieuses. Cueille ton aujourd’hui ; il est fleur. Carpe diem.

L’art d’Horace n’a-t-il été que de nous faire voir le monde, notre vie à travers une buée lumineuse, analogue à celle qui monte des coupes indulgentes d’une ivresse naissante, sereine, somme toute, même quand s’y mêle un grain d’acceptation désabusée ? Nous fait-il voir la vie plus belle, mais en nous mentant ? N’a-t-il été artiste que pour agencer des mirages ? Ou, au contraire, plutôt qu’il ne fût en deçà de la réalité qui nous obsède, ne serait-il pas au-delà, au seuil d’une plus consistante réalité ? Le même problème se pose, on le sait, à la lecture des Bucoliques de Virgile. Il est important, pour progresser dans l’intelligence de l’œuvre, de laisser ouvertes ces deux possibilités de lecture.

Le premier livre des Épîtres, qui se construit parallèlement au recueil lyrique, nous montre en tout cas un homme qui, à sa manière, prend la vie fort au sérieux. Formellement, les Épîtres sont des lettres en vers adressées à des amis ; mais la préoccupation morale y est partout présente, en sorte que le lecteur se demande souvent s’il s’agit de « vraies » lettres ou si le poète n’a pas choisi cette forme, souple et plaisante, afin de mettre au clair et pour lui-même les tâtonnements d’une recherche personnelle qu’il poursuit présentement à longueur d’années ; dans cette perspective, les Épîtres ne nous apporteraient pas grand-chose pour restituer au jour le jour les événements de la vie d’Horace ; chacune des lettres serait moins adressée que dédiée à un apparent destinataire.

Le problème ainsi posé n’est peut-être qu’un faux problème. Pas plus à Rome qu’en Grèce les usages de la vie de société n’excluent les sujets sérieux des libres entretiens où se rejoignent des amis ; le banquet est un des cadres traditionnels de la discussion d’idées : Horace n’apparaît ni comme un importun ni comme un indiscret quand il mêle des considérations morales dans une invitation à dîner. Les Anciens, d’autre part, ont, beaucoup plus que nous, l’habitude de poursuivre en commun des recherches que nous réservons, de coutume, au secret d’une méditation solitaire : n’oublions jamais Socrate*. En revanche, s’ils sont plus libres que nous pour des échanges portant sur le fond, ils sont aussi plus attentifs à ce qu’une certaine tenue leur garde une qualité. Ils n’aiment guère l’abandon, souvent si proche du laisser-aller ; ils préfèrent ce qui est fin, aiguisé, exact ; une lettre en vers leur fait plus de plaisir qu’une lettre en prose, et elle n’est pas à leurs yeux, pour autant, un semblant de lettre : l’apprêt ne porte pas atteinte à la sincérité ; il en peut être le truchement le plus sûr. Ni la solidarité, donc, de la pensée morale, ni l’insistance avec laquelle elle s’affirme, ni les finesses de l’expression, ni l’architecture étudiée du plan d’ensemble n’empêchent que les Épîtres soient de vraies lettres.