Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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hispano-américaines (littératures) (suite)

L’Argentin Juan Manuel de Rosas (1793-1877) est le plus tristement célèbre de ces tyrans. Despote barbare dont le cri de guerre aurait pu être « Mort à l’intelligence ! », il persécuta et mit en fuite tout ce que la jeune République comptait alors d’écrivains et d’intellectuels. Ces hommes, qui forment le groupe des « Emigrés », ou « Proscrits argentins », sont parmi les meilleurs représentants de la génération romantique hispano-américaine.

Esteban Echeverría (1805-1851), après un séjour en France, va introduire le mouvement dans son pays avec un recueil de vers, Elvira o la novia del Plata (1832). Si ce recueil eut peu de succès, La cautiva (une des compositions de Las rimas, 1837) fut accueillie avec enthousiasme : pour la première fois, un poète s’inspirait du paysage national (la pampa) et des traditions locales. José Mármol (1818-1871), poète et dramaturge influencé par Byron, doit son renom à un roman, Amalia (1851-1855), le premier écrit en Argentine : c’est avant tout un témoignage plein de vérité sur les années sombres de la tyrannie de Rosas. Domingo Faustino Sarmiento* est la très haute figure du groupe des « Proscrits ». Romantique par son tempérament excessif et violent, il soutint au Chili une mémorable polémique contre Andrés Bello, défenseur du classicisme : cette sorte de « querelle d’Hernani » eut lieu en 1842. Trois ans plus tard, celui qui disait avoir du « gaucho » en lui donnait un des chefs-d’œuvre de la littérature argentine, Facundo. Civilización y barbarie, à la fois biographie d’un caudillo local, histoire des guerres civiles et analyse lucide de la situation de l’Argentine partagée entre la civilisation et la barbarie. Economiste, écrivain politique et juriste, Juan Bautista Alberdi (1810-1884) fut aussi un interprète lucide de la réalité nationale. Ses célèbres Bases para la organización politica de la Confederación Argentina (1852) serviront à rédiger la Constitution de 1853.

Une même haine de la dictature, incarnée dans son pays par Gabriel García Moreno (1821-1875), un même tempérament romantique, une vie d’exil rapprochent un peu le très grand écrivain et polémiste équatorien Juan Montalvo (1832-1889) des « Proscrits ». Disciple des romantiques — le nom de Byron le faisait frémir, dit-on —, Montalvo se distinguera surtout comme remarquable styliste. Ses Siete tratados, écrits à Paris en 1883, forment un des meilleurs recueils d’essais sur des sujets littéraires et moraux publiés en espagnol.


Du romantisme au réalisme

L’engouement pour le Moyen Âge, dans l’Europe romantique, trouve une sorte de pendant, en Amérique latine, dans l’intérêt que portent les écrivains au passé colonial et surtout à l’Indien, idéalisé et glorifié. Si l’Atala de Chateaubriand est le modèle du courant « indianiste », l’influence, plus proche, de Fenimore Cooper* ne laisse pas de se faire sentir. Considéré comme la première manifestation de ce courant, le roman Cumandá o un drama entre salvajes (1879), de l’Équatorien Juan Léon Mera (1832-1894), est la peinture des amours tragiques d’une Indienne et d’un Espagnol. Mais, plus qu’à l’intrigue conventionnelle, la beauté de ce récit tient aux remarquables descriptions de la forêt vierge. Dans Enriquillo (1879-1882), dont le héros est un cacique indigène, le dominicain Manuel de Jesús Galván (1834-1910) fait revivre les principaux découvreurs et conquistadores ainsi que le père Las Casas, qui fournit d’ailleurs à l’écrivain, par ses écrits, le fond de sa documentation. Un sentiment tout romantique de sympathie pour l’Indien parcourt ce chef-d’œuvre du roman historique. Avec la Péruvienne Clorinda Matto de Turner (1854-1909), l’indianisme change de ton. Dans son œuvre maîtresse, Aves sin nido (1889), l’Indien apparaît comme la victime d’un système d’exploitation brutalement dénoncé : l’indianisme prend une coloration sociale qui annonce l’« indigénisme » des années de l’entre-deux-guerres.

Dominant de haut toute l’époque, María (1867), du Colombien Jorge Isaacs (1837-1895), est un des sommets de la prose hispano-américaine. Touchante idylle romantique ayant pour cadre la lumineuse vallée du Cauca, ce roman, dans la lignée de Paul et Virginie et d’Atala, remporta un très vif succès et fut abondamment imité.

À l’heure où toutes les jeunes femmes d’Amérique pleuraient la mort de Maria, le réalisme commençait à donner ses premiers fruits. Déjà, vingt ans plus tôt, l’introducteur du romantisme en Argentine, Esteban Echeverría, offrait dans El matadero (1838), symbole de la cruauté du tyran Rosas, un tableau d’une extraordinaire vigueur. Au Chili surtout, le grand romancier réaliste Alberto Blest Gana est, en cette seconde moitié du xixe s., en pleine possession de ses moyens.

Cependant, le romantisme n’est pas mort et brille de ses derniers feux avec le Vénézuélien Antonio Pérez Bonalde (1846-1892), traducteur de Heine et de Poe, et auteur de vers mélancoliques, avec l’Uruguayen Juan Zorrilla de San Martín (1855-1931), qui doit la célébrité à son poème épique Tabaré (1888), et surtout avec le Péruvien Ricardo Palma (1833-1919), un des plus grands écrivains de son pays. D’abord connu comme dramaturge et poète d’inspiration romantique, Palma ne trouve sa voie que vers la quarantaine, lorsque, retenant du romantisme son goût de l’histoire, il entreprend de ressusciter le passé, depuis les Incas, dans ses célèbres Tradiciones peruanas (1872-1918). Ecrites en une prose pleine d’humour, les Tradiciones forment une collection unique de petits récits, d’anecdotes, de tableaux dont la matière, empruntée à la légende et aux vieilles chroniques, a été accommodée et vivifiée avec un art consommé. Palma se surpassera dans ses peintures de la Lima coloniale, dont se souviendra Mérimée dans le Carrosse du saint sacrement.


Le genre gauchesque

Vers les dernières années du xviiie s., surgissent dans les pays de La Plata des poèmes anonymes — comme les romances espagnols — d’une incomparable saveur populaire, qui puisent leur thème dans la vie du gaucho et reproduisent son langage pittoresque. Oraux, ces poèmes sont l’œuvre de chanteurs ambulants (les payadores), qui les improvisent en s’accompagnant de la guitare et les vont colportant, à travers l’immense océan herbeux de la pampa, de pulpería en pulpería. Sorte de rustique « saloon », la pulpería connaît alors une grande animation, surtout lorsque deux payadores s’y rencontrent : une joute poétique est aussitôt organisée, et c’est à qui chantera le plus pur cielito, la plus tendre vidalita, le plus mélancolique triste. Au temps des guerres émancipatrices, les événements politiques vont fournir des thèmes neufs à la poésie gauchesque, qui sort progressivement de l’anonymat et devient écrite. Un des premiers poètes à cultiver cette veine est l’Uruguayen Bartolomé Hidalgo (1788-1823), auteur de cielitos et de « dialogues patriotiques ». Sur l’autre rive de La Plata, Hilario Ascasubi (1807-1875), qui fait partie du groupe des « Proscrits », écrit de féroces libelles contre Rosas en dialecte gaucho. Mais ce qui le place parmi les grands représentants du genre gauchesque, à côté de ses compatriotes Estanislao del Campo et José Hernández, c’est son long poème Santos Vega o Los mellizos de la flor (1872), où il crée le type du payador invincible, et peint, avec un talent descriptif exceptionnel, la vie dans la pampa. L’œuvre d’Estanislao del Campo (1834-1880) se résume dans un seul poème qui a fait sa gloire, Fausto (1866). Ce poème met en scène un gaucho qui raconte à un autre, dans une langue savoureuse et pleine d’humour, la représentation du Faust de Gounod à laquelle il vient d’assister. En 1872, l’année où est publié à Paris le Santos Vega d’Ascasubi, paraît la première partie du Martín Fierro de José Hernández (1834-1886), le chef-d œuvre du genre. À cette date, le gaucho n’est plus celui de l’époque héroïque : en butte à toutes les tracasseries de l’Administration civile et militaire, il est devenu une sorte de hors-la-loi. Le beau poème de Hernández se présente comme un plaidoyer, plein d’humanité, en sa faveur. Poème national argentin, le Martín Fierro, auquel son auteur donnera une suite en 1879, est aussi, pour ses qualités épiques et la richesse de sa langue, un des grands classiques des lettres hispano-américaines. Le genre gauchesque verra sa fortune se prolonger jusqu’au xxe s., non seulement dans le domaine de la poésie, avec notamment l’Argentin Rafael Obligado (1851-1920), qui ressuscitera la figure légendaire du payador de Santos Vega (1885), mais aussi au théâtre et surtout dans les œuvres romanesques des Argentins Eduardo Gutiérrez (1853-1890) [Juan Moreira, 1879] et Roberto J. Payro (1867-1928) [El casamiento de Laucha, 1906], des Uruguayens Eduardo Acevedo Díaz (1851-1921) [Soledad, 1894] et Javier de Viana (1868-1926) [Gaucha, 1899] ainsi que, plus près de nous, des Argentins Alberto Gerchunoff (1884-1950) [Los gauchos judíos, 1910], Benito Lynch (1880-1951) [El inglés de los güesos, 1924] et surtout Ricardo Güiraldes (1886-1927), dans son chef-d’œuvre Don Segundo Sombra (1926).