Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

héros littéraire (le) (suite)

Héros ou anti-héros, l’opposition ne prend de sens que par le pouvoir d’action, plus ou moins grand, du personnage puisque, dans un récit ou dans un drame, l’intrigue n’est que l’accomplissement de certains actes par un sujet donné. Comme l’a indiqué Northrop Frye, les différents genres littéraires peuvent être classés suivant le pouvoir d’agir du héros ; il n’est de personnage principal que dans la mesure où il est donné d’apprécier son aptitude à accomplir ce qui est attendu, exigé de lui. Ce principe normatif commande sa caractérisation et traduit, au plan littéraire, les idées dominantes, dans une société donnée, sur la puissance humaine et les limites de son exercice. Dans le mythe, le héros est supérieur à tout homme, il appartient à l’ordre divin. S’il ne peut être tenu pour un personnage littéraire, il est, cependant, à l’origine de la typologie de l’acteur principal des formes narratives et dramatiques, qui, à la différence du mythe, ne prétendent pas à une représentation encyclopédique du réel. Dans la légende, le conte populaire, le Märchen et leurs dérivés, les lois naturelles sont partiellement ou totalement abolies ; bien qu’il soit défini comme un homme, le héros détient un pouvoir étranger à l’humanité. Dans l’épopée et la tragédie, il est supérieur à ses semblables, mais est dominé par l’ordre naturel, social ou surnaturel. Dans le roman et la comédie, il n’est supérieur, en pouvoir, ni à ses semblables, ni à l’ordre extérieur ; il se confond avec l’humanité moyenne : c’est pourquoi Henry Fielding* remarquait déjà que le roman n’avait pas de héros. À cet homme sans qualités qu’est devenu le personnage principal, suivant la formule de R. von Musil, succède l’antihéros, qui, en stricte définition, est inférieur à ses semblables et donne l’impression d’être diminué ou asservi. Cette classification permet de dégager la succession des genres littéraires et le principe de l’évolution du personnage principal dans la littérature occidentale. Du pouvoir d’action du héros de l’épopée, qui ordonne le réel, l’on passe à l’identification stricte de la psyché du personnage à la réalité quotidienne, comme dans Ulysses (Ulysse) de James Joyce*, où l’équivalence du subjectif et de l’objectif fait participer l’être et le monde d’un principe unique de décomposition ; la déconstruction à laquelle procède Leopold Bloom, par le discours intérieur, est l’envers de l’action équilibrée du personnage épique. La constitution de l’épopée et de la tragédie suppose la rupture de l’univers mythique et la conception de l’homme comme être historique ; la lente évolution du héros littéraire marque une réduction croissante du rapport du sujet à la totalité historique, et, conséquemment, une identité individuelle de moins en moins caractérisée.

Le héros de l’épopée agit pour découvrir ou rétablir l’ordre premier ; il établit la certitude de la stabilité face à la naissance et à la mort des individus, à l’apogée et au déclin des empires. L’Iliade, l’Odyssée, l’Énéide marquent toutes le retour au point de départ, alors que le héros est apparemment mis en danger. L’agent est le témoin manifeste de l’union d’une temporalité cyclique et d’une temporalité séquentielle, qui est le voile de la première. Don Quichotte, affirmant : « Ami Sancho, il faut que tu saches que je suis né, par la volonté du ciel, en ce présent âge de fer, afin d’y faire revivre celui d’or ou le Doré, comme on a coutume de le nommer... », souligne la fonction du héros épique, qui est de restituer la légalité divine, olympienne. L’homologie du monde visible et de l’invisible entraîne que les caractères des personnages sont fixés une fois pour toutes. Ulysse sera toujours l’homme aux mille ruses et tenu d’agir suivant cette définition ; il ne peut évoluer : Athéna le rajeunit pour effacer les marques de dix années d’errance. Condamné à la perfection, dans la mesure même où il participe de la stabilité de l’univers, le héros épique jouit d’un statut naturel et historique privilégié qui fait de lui un être exemplaire de la coïncidence de l’ordre humain et de l’ordre divin ; il ne lui est refusé que l’immortalité. La religion chrétienne marque la fin de la tradition épique originelle. Le Paradis perdu (Paradise Lost) de John Milton* définit l’héroïsme comme l’obéissance, la fidélité à Dieu, et l’action comme la création de l’homme ou du monde par Dieu ; le sujet humain devient passif ou ne peut agir que par la révolte. Adam, contraint, après la chute, de travailler la terre, est le prédécesseur de Robinson Crusoe. Aussi, dans la Légende des siècles de Victor Hugo*, le héros est-il l’humanité considérée comme un tout, puisque l’individu est complètement séparé du monde divin et de la temporalité cyclique. Le progrès de l’argument ne se confond pas avec le retour à une stabilité première, mais avec le dessin d’un futur.

Le genre tragique apparaît au vie s. av. J.-C. Récit de la liberté et de la fatalité, il condamne le héros à s’interroger sur la source de ses actions. Pour être capable d’une telle question, l’agent doit se considérer au moins partiellement autonome par rapport à l’ordre divin, et doué d’une intériorité psychologique propre. Comme il y a toujours discordance entre la décision du héros et les conséquences, le rapport de la volonté à l’acte reste problématique, et l’identité personnelle est définie par ce qui n’a pas été choisi. Innocent coupable, coupable innocent, tel est Œdipe. Le héros tragique conçoit les plans humain et divin comme distincts, opposés, et cependant inséparables. Il a le sens de la responsabilité et de son individualité, mais il ne se suffit pas encore à lui-même. Chacun de ses gestes participe du monde invisible. Le héros tragique des temps modernes reste la victime du destin et condamné à mourir, mais il a, le plus souvent, une claire conscience de la source de ses actions. Son autonomie est complète, même s’il se réfère à quelque divinité. Il devient l’acteur d’un drame héroïque comme chez Corneille*, ou historique comme chez Shakespeare*, ou passionnel. Dans Hamlet et Macbeth, Fortinbras et Malcolm, les personnages qui échappent à la mort et sont chargés de maintenir l’ordre de la cité, indiquent que l’histoire est un ingrédient nécessaire de la résolution tragique. Tragédie de l’honneur, tragédie de la vengeance, tragédie de la passion, la responsabilité du sujet se définit en termes strictement humains, même si elle s’applique à des données religieuses. Les conséquences du choix ne résultent plus de la coïncidence ambiguë de l’humain et du divin, mais de l’interaction avec les formes diverses de la vie quotidienne. Le héros se distingue par son pouvoir de décision et par le constat que toute décision entraîne la ruine. Hamlet est un homme perdu dès qu’il a cessé de délibérer. De Sophocle aux tragédies modernes, le personnage est affronté au résultat de sa volonté et à un ordre qui le dépasse, celui des dieux, celui de l’histoire, celui de la société, celui de la liberté d’autrui. Au xviiie s., la tragédie s’efface devant le drame : le sujet ne se définit plus seulement par sa responsabilité, mais, privé d’un pouvoir et d’une lucidité supérieurs à la moyenne humaine, il se prête à des caractérisations aussi diverses que le personnage romanesque.