Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

Heidegger (Martin) (suite)

L’être, l’existence, l’étant

Il n’y a pas de philosophie de Heidegger. Le chemin tracé par sa réflexion essaie au contraire de sortir de la philosophie dans la mesure où celle-ci, déterminée dès son origine comme métaphysique, a toujours ramené au statut et à la forme de l’étant-présent l’être que tout étant présuppose et le temps que tout présent présuppose. La pensée de Heidegger est moins pensée d’autre chose que pensée du destin qui pèse sur la pensée et l’empêche, précisément, de penser autre chose. Cette transgression de la philosophie est un retour sur ce qui gouverne, du retrait de l’implicite dans lequel il est laissé, toute philosophie. Elle n’a rien à voir ni avec une critique ni avec une réfutation.

Ce qui définit l’ontologie traditionnelle, c’est l’oubli de la question de l’être, l’oubli de l’être comme question. Cet oubli constitue l’histoire de l’ontologie elle-même. L’ontologie traditionnelle est lue par Heidegger comme une réponse implicite à cette question qu’elle ne posera jamais ; la métaphysique est donc la question de l’être en tant qu’elle est éludée. La destruction de l’histoire de l’ontologie sera la tâche de l’ontologie fondamentale de Heidegger en tant que retour vers la question de l’être.

Or, la question de l’être elle-même, l’être comme question, c’est ce qui définit un étant particulier, celui dont la structure est constituée par l’être-là (le Dasein), c’est-à-dire l’homme. En ce sens, l’ontologie fondamentale commence par une analytique de l’être-là. L’être-là (l’homme) est un étant ontologique : la question de l’être, la différence de l’être et de l’étant, l’être comme transcendance et le sacrifice de l’étant, c’est cela qui le constitue lui-même comme étant. C’est ce que dit telle formule de Sein und Zeit : « La compréhension de l’être est elle-même une détermination d’être de l’être-là », ou de la Lettre sur l’humanisme : « L’homme est « jeté » par l’être lui-même dans la vérité de l’être. » C’est ce que dit aussi le terme d’ « ek-sistence » forgé par Heidegger pour définir l’être-là de l’étant humain.

Ce terme est à l’origine de nombreux malentendus sur l’existentialisme* de Heidegger. Si, avec Sartre, l’existentialisme interroge les rapports de l’essence et de l’existence (laquelle précède l’autre ?), la différence ontico-ontologique (celle de l’étant et de l’être) est l’axe de la pensée heideggérienne, et le terme d’ « ek-sistence » n’est qu’une manière de l’approcher. Aussi, qu’en lui l’existence précède l’essence ou la suive, cela ne change rien au fait que l’homme est un étant ek-sistant, c’est-à-dire un existant qui est « d’intelligence » avec l’être, qui a une compréhension préontologique de l’être. L’être, en effet, a un sens qu’il est de l’essence de l’homme de comprendre. L’être est même le sens, il est le logos. C’est ce que dit le terme d’onto-logie. La question de l’être, sur laquelle l’ontologie fondamentale fait retour, est celle du lien de l’être et du logos. Heidegger rappelle souvent qu’une pensée de l’être est en même temps une réflexion sur le langage. « Le langage est la maison de l’être, dit la Lettre sur l’humanisme. Dans son abri habite l’homme. Les penseurs et les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri. »

Penseurs et poètes veillent sur le langage, qui est l’abri de l’être ; à travers lui, ils sont à l’écoute de la vérité de l’être : telle est l’ek-sistence authentique. Mais l’homme peut choisir l’inauthenticité, opter pour l’in-sistence plutôt que pour l’ek-sistence et jauger tout à la mesure de l’étant, vivre dans la dissimulation de l’être plutôt que dans sa vérité. (Il faut signaler ici, faute de pouvoir faire plus, ce qu’on a appelé le « tournant » de la pensée heideggérienne, tournant qui interrompt le projet de Sein und Zeit, puisque la seconde partie de l’ouvrage n’a pas été publiée : l’oubli de l’être n’est pas seulement le fait d’un être-là inauthentique. La dissimulation, le retrait, l’oubli [lêthê] ne sont pas moins essentiels à l’être que son ouverture, son éclaircie [alêtheia]. La vérité de l’être est en même temps non-vérité.)

Il est vrai que la vérité de l’être n’a rien à faire avec ce qu’on entend par certitude ; elle ne garantit la sécurité d’aucune assurance ; elle est risque et précarité, car elle est le fait d’un étant fini, inachevé et soucieux. L’être-là fait en effet dans l’angoisse l’épreuve de ce qui est sa possibilité la plus propre : la mort. Le retour de la pensée vers la question matinale de l’être n’est pas retour vers l’éternel : l’être, transcendance pure, n’est que le sacrifice de l’étant. « Les fanfares du réveil, écrit Jean Beaufret, ont déjà le sérieux et la détresse d’un chant funèbre. »

D. H.

 A. De Waelhens, la Philosophie de Martin Heidegger (Nauwelaerts, Louvain, 1942 ; 7e éd., 1971). / E. Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (Vrin, 1949 ; 2e éd., 1967). / W. Biemel, le Concept de monde chez Heidegger (Nauwelaerts et Vrin, 1950). / B. Allemann, Hölderlin und Heidegger (Berlin, 1954 ; trad. fr. Hölderlin et Heidegger, P. U. F., 1959). / J. Wahl, Vers la fin de l’ontologie (C. D. U., 1956) ; Heidegger (C. D. U., 1961). / A. Koyré, Études d’histoire de la pensée philosophique (A. Colin, 1961). / G. Schneeberger, Nachlese zu Heidegger (Berne, 1962). / O. Pöggeler, Der Denkweg Martin Heideggers (Pfullingen, 1963 ; trad. fr. la Pensée de Martin Heidegger, Aubier, 1967). / P. Trotignon, Heidegger (P. U. F., 1965). / Mélanges Jean Beaufret. L’endurance de la pensée (Plon, 1968). / J. Beaufret, Introduction aux philosophies de l’existence (Denoël-Gonthier, 1971) ; Dialogue avec Heidegger (Éd. de Minuit, 1973 ; 2 vol.). / J.-P. Resweber, la Pensée de Martin Heidegger (Privat, Toulouse, 1971). / R. Schérer et A.-L. Keikel, Heidegger (Seghers, 1973).